Décryptage
Les vélorues vont conquérir les villes françaises — épisode 1 : leurs origines, en Allemagne et aux Pays-Bas
Sébastien Marrec, doctorant en urbanisme spécialisé dans les politiques cyclables, nous livre une analyse en quatre parties du concept de "vélorues". Aménagement de la voirie parfois fantasmé par les élus voire par les militants pro-vélo, la vélorue a une longue histoire qui commence en Allemagne à la fin des années 1970, et que nous décrit l'auteur dans cette première partie.
Plusieurs candidats aux prochaines élections municipales ont un nouveau mot à la bouche quand ils sont amenés à parler mobilités dans leur campagne : la vélorue. Ils sont aussi divers que la maire sortante de Paris (PS) Anne Hidalgo (qui en promet une dans chaque arrondissement), le maire sortant de Grenoble (EELV) Eric Piolle ou les candidats Carole Gandon (LREM) à Rennes et Alain Fontanel (LREM) à Strasbourg. Des associations d’usagers du vélo et des collectifs de riverains en réclament, comme Monta’vélo 82 à Montauban, Rayons d’Action à Rennes, l’ADAV à Lille ou encore des habitants du quartier Fontaines à Toulouse.
Les comptages de plusieurs grandes villes (Paris, Grenoble, Rennes, Lyon, Lille…) montrent des augmentations de la pratique du vélo à deux chiffres, soutenues et régulières. Alors que la sensibilité aux conditions de circulation des cyclistes progresse, le rééquilibrage entre l’espace occupé par les automobilistes, celui des transports en commun de surface et celui des usagers du vélo soulève la problématique de la transformation de rues dominées par le trafic automobile à des “rues pour tous”, adaptées à la multimodalité et plus ouvertes à la vie locale au détriment de la seule fonction circulatoire. Or, les dispositifs traditionnels — mise en zone 30, en zone de rencontres, piétonisation — ne sont pas toujours conciliables avec des déplacements à vélo efficaces et confortables, que de nombreuses villes souhaitent favoriser pour encourager le report modal depuis la voiture individuelle.
C’est dans ce contexte qu’apparaissent en France depuis 2017 des vélorues, une qualification de voirie encore méconnue mais promise à un fort développement. Notre pays en compte désormais une dizaine, alors qu’aux Pays-Bas les fietstraaten se sont répandues par centaines un peu partout depuis une vingtaine d’années. En France, Strasbourg a inauguré les premières, mais Grenoble, Bordeaux, Lille, Caen, Dijon en comptent au moins une chacune, ainsi que la petite ville de Pontarlier (Doubs).
Les vélorues telles qu’elles sont conçues en France n’ont rien à voir avec le standard néerlandais qui a fait ses preuves, et s’est conceptualisé pour répondre à des fonctions précises. Pour l’instant, les premiers “exemplaires” français semblent dans certains cas répondre davantage à des finalités de communication. Cependant, au vu de l’augmentation des flux vélos dans certaines villes-centres, elles sont amenées à devenir inévitables dans des villes où les flux de vélos sont déjà notables (en particulier en heure de pointe), ou bien là où les autorités locales souhaitent fortement augmenter cet usage et réduire parallèlement la place de l’automobile.
Les contraintes d’accès aux énergies fossiles et leur coût croissant, la stagnation du pouvoir d’achat depuis 2008 (inédite depuis la Seconde Guerre mondiale), la lutte contre le changement climatique : ces quelques composantes conditionnent l’évolution de nos déplacements quotidiens dans le monde occidental. Prenons comme hypothèse l’émergence d’une nouvelle séquence dans la décennie qui s’ouvre : la transition vers une mobilité plus sobre, décarbonée et s’inscrivant dans une plus grande proximité (autrement dit, décroissante en termes de distances parcourues). La vélorue pourrait être un avatar sur l’espace viaire de cette nouvelle séquence, celle d’un urbanisme plus compact et mixte, d’une cyclabilité optimisée, d’une ville multimodale, durable, lente à vitesse rapide – pour faire référence à la formule du géographe Guy Baudelle.
Aux Pays-Bas, la multiplication des vélorues a contribué à renforcer la cyclabilité ambiante — le potentiel d’accueil des territoires à tous les usagers — en apaisant la circulation motorisée et en permettant des continuités. La façon dont est appréhendée et conceptualisée la vélorue est déterminante dans sa capacité à figurer parmi les marqueurs d’un tournant vers un système écomobile et une ville durable. Dans cette perspective, l’ambition de cette série d’articles est de préciser les fonctions d’une vélorue, de rappeler ce qu’elle n’est pas (au regard du standard néerlandais, le plus abouti), de donner quelques principes de conception et de tirer les enseignements de vélorues réalisées ailleurs qu’aux Pays-Bas, notamment en France. Mais d’abord, remontons le fil de l’histoire des aménagements en faveur du vélo chez nos voisins européens.
Un peu d’histoire
Nous sommes en 1978, dans le nord-ouest de l’Allemagne. Brême est une ville qui a déjà une solide réputation cyclable et s’est dotée des premiers fondements d’un système vélo : les usagers profitent déjà d’un réseau cyclable embryonnaire, un système de vélos en libre-service a été expérimenté (avant La Rochelle en France) et une vélostation a été installée en gare.
Le jeune référent à la circulation de Brême, Klaus Hinte (futur représentant de l’ADFC, l’équivalent allemand de la Fédération française des Usagers de la Bicyclette), s’inquiète des conséquences de la présence croissante de la voiture dans sa ville, qui semble incontrôlable.
En effet, la circulation et le stationnement prennent tout l’espace disponible, alors que Brême compte de nombreuses rues étroites, y compris dans des quartiers résidentiels comme Findorff. Il s’y tient un marché très populaire auquel de nombreuses personnes viennent à vélo. Le trafic automobile ne cesse d’augmenter aux abords du marché, le stationnement devient anarchique et les cyclistes tentent de se frayer un chemin dans des conditions délicates.
Un plan de circulation antérieur avait tenté d’optimiser l’espace pour l’automobile en introduisant des sens uniques dans Findorff, comme ce fut le cas un peu partout en Europe à partir des années 1950. Mais ces sens uniques imposent des détours aux cyclistes alors que le quartier, du fait du profil de ses rues, ne se prête pas à une circulation automobile si intense. De fait, de nombreux cyclistes persistent à prendre les rues en sens interdit pour rejoindre plus directement le marché. Dans Herbststraße, un des principaux axes rectilignes du quartier, les véhicules se bousculent.
Frappé lors d’un voyage à Amsterdam par les premières rues apaisées et le principe d’adaptation de la circulation automobile aux piétons et aux vélos, Klaus Hinte imagine une réglementation expérimentale de zone cyclable (Fahrradzone). La vélorue de Herbststraße (qui n’a plus ce statut depuis 2004) est le fruit de ses réflexions.
Klaus Hinte a l’idée d’autoriser les cyclistes à rouler dans les deux sens dans cette rue à sens unique, afin d’autoriser ces pratiques existantes et d’inciter les cyclistes à emprunter cet itinéraire en toute légitimité. Il a l’intuition géniale que la co-visibilité des usagers, la réduction du trafic de transit et la distinction de l’espace dédié au vélo par un revêtement coloré favoriseront non seulement le sentiment de sécurité des cyclistes mais réduiront aussi réellement l’accidentologie.
Ses idées inspireront le Strasbourgeois Jean Chaumien, à l’époque président-fondateur du CADR67 (l’une des premières associations d’usagers du vélo en France) et de la FUB. La première conférence européenne Velo-city, en 1980, se tient d’ailleurs à Brême. Jean Chaumien, très sensible à l’apaisement de la circulation et au bien-être des citadins, est marqué par l’initiative brêmoise. En 1983, il réussit à convaincre les autorités de Strasbourg d’instaurer des premiers double-sens cyclables de France dans l’hypercentre de la capitale alsacienne, afin d’éviter les détours à vélo et d’apaiser, à l’époque, la pression motorisée.
Alors que plusieurs vélorues existent déjà dans l’ouest de l’Allemagne, bardées de panneaux en raison des contraintes de la réglementation allemande, la vélorue n’arrive aux Pays-Bas qu’en 1996. Utrecht, la quatrième ville du pays, a inauguré la première. Ce fut un échec retentissant, alors qu’il était clair que les véhicules motorisés entraient dans un espace qui n’était plus le leur. L’un des principaux axes menant à l’Université, Burgemeester Reigerstraat, dénué d’aménagements cyclables parce que trop peu large, se voit doté d’un séparateur axial élevé. Un panneau informait que les automobilistes avaient interdiction de doubler les cyclistes, principe que les Néerlandais ont rapidement abandonné : les nombreux conducteurs ne comprenaient pas une telle configuration et n’avaient pas envie de patienter derrière les cyclistes, qui eux-mêmes se faisaient coller. Cependant, le séparateur empêchait physiquement tout dépassement, même nécessaire, ce qui provoquait le blocage complet de la circulation lorsque la chaussée était occupée par un camion de livraison. Pour dépasser les obstacles, des cyclistes n’hésitaient pas à emprunter les trottoirs ou même à franchir le séparateur et utiliser la voie opposée. Tous les usagers, confrontés à des situations stressantes et à risque, n’ont pas tardé à se plaindre de cet aménagement dangereux. L’expérimentation se conclut début 1999 par le retrait des panneaux et la suppression du séparateur
Utrecht a mis plus de dix ans ensuite pour créer une nouvelle vélorue. Entre temps, différentes autres villes néerlandaises avaient mené des expérimentations plus concluantes, en misant sur la modération de la circulation et sur le ratio des volumes de vélos et d’automobiles. Avec un volume suffisant de vélos, les automobilistes sont la plupart du temps forcés d’attendre puisque les cyclistes qui circulent dans le même sens qu’eux ou qui arrivent en face ne permettent pas de dépasser. Depuis, les vélorues se sont multipliées un peu partout aux Pays-Bas, y compris en milieu rural, et le pays en compte désormais davantage que l’Allemagne. Il en existe également quelques-unes en Autriche, au Danemark, en Suisse, en Espagne, en Belgique et en France, à un stade plus expérimental que standardisé (à l’exception de la Flandre belge).