La Tribune

Jacques Dubochet, un Prix Nobel qui roule pour le vélo

Jacques Dubochet est un biochimiste et universitaire suisse, Prix Nobel de chimie pour ses travaux en cryo-microscopie électronique en 2017. Entretien sur une radio suisse avec cet homme, également engagé pour le climat.

Erik : Jacques Dubo­chet, Prix Nobel de chimie 2017, vous êtes là parce que vous êtes un vrai cycliste, un cycliste du quo­ti­di­en, et ce qui est incroy­able avec le Prix Nobel, Jacques, c’est la place de vélo à l’Université de Lau­sanne.

Jacques Dubo­chet : L’Université m’a fait deux cadeaux, le pre­mier ce sont des moyens pour pré­par­er des con­férences, inviter des con­férenciers sur des sujets qui me tien­nent à coeur. Mais l’autre, plus sim­ple, c’est une belle place de sta­tion­nement pour mon vélo avec un grand écriteau dessus « Réservé Prix Nobel ».

Erik : C’est un clin d’œil aux uni­ver­si­taires améri­cains qui, lorsqu’ils reçoivent un Prix Nobel, reçoivent une place de voiture. Jacques, quel genre de cycliste êtes-vous ? Com­ment emprun­tez-vous votre vélo ?

Jacques : C’est assez évi­dent, le vélo c’est plus rapi­de, en tout cas dans ma ville, c’est petit, il n’y a pas de gross­es pentes, je n’ai pas un vélo élec­trique mal­gré mon âge respectable. Avec le vélo on maîtrise son temps, je sais com­bi­en de temps je mets pour être au mag­a­sin ou à la gare à la demi-minute près. Et c’est très pra­tique.

Erik : Com­bi­en de kilo­mètres aviez vous pour aller jusqu’à l’Université ?

Jacques : Ça fait 30 ans que j’y vais régulière­ment, et pour 40 % des déplace­ments, je suis à vélo. Sou­vent j’y vais par les trans­ports publics et quelques fois, mais rarement, j’allais en voiture quand j’avais des con­traintes pro­fes­sion­nelles. Mais ça fait un peu plus de 8 kilo­mètres. Pour le chemin que je fais, les côtes sont quand même lim­itées mais elles sont sen­si­bles. Et c’est sur une route ridicule, à grande cir­cu­la­tion, avec de très mau­vais équipements pour les vélos. C’est un scan­dale.

Arnaud : Vers l’Université, ils ont refait les pistes cyclables, mais c’est com­pliqué, je n’ai pas tout com­pris, il fal­lait tra­vers­er à un moment, j’étais per­du.

Jacques : Oui c’est com­pliqué.

Erik : Le prob­lème des gens qui font les amé­nage­ments cyclables, c’est qu’ils ne pra­tiquent pas la ville à vélo. Ils essaient de faire au mieux, mais ils ne s’imaginent pas en train de pédaler.

Jacques : Alors, sur ce chemin, à l’entrée de ma ville, c’est l’horreur entre deux com­munes. Il y a un croise­ment avec un feu ; sur le bord de la route s’arrêtent les véhicules lourds et à côté il y a un champ de pommes de terre. La voie de cir­cu­la­tion des vélos est imprat­i­ca­ble, pour­tant on est obligé, c’est mor­tel. Et depuis longtemps, je récla­mais à ma com­mune qu’ils répar­ent ça. Peu après le Prix Nobel, j’ai écrit à la com­mune que ce serait quand même très con qu’un Prix Nobel se fasse écrabouiller sur leur champ de pommes de terre, et en quelques semaines, c’était poli.

Erik : C’est fou parce que vous aviez demandé ça bien avant.

Jacques : Bien avant, j’avais écrit au Con­seil com­mu­nal, mais rien !

Arnaud : Je me posais la ques­tion, qu’est-ce qui est le plus dur, et prend le plus de temps ? Obtenir un Prix Nobel ou une piste prat­i­ca­ble pour les cyclistes ?

Jacques : Comme on l’a vu, le Prix Nobel va plus vite.

Arnaud : Donc une piste cyclable, il faut plus de 30 ans pour l’obtenir ?

Jacques : Chez nous (en Suisse), oui ! Et on n’y est tou­jours pas.…

Erik : Con­nais­sez vous le para­doxe de Braess, Jacques ?

Jacques : Non.

Erik : Arnaud va nous expli­quer ça, c’est un truc for­mi­da­ble, qu’il faut absol­u­ment con­naître quand on est un amé­nageur de ville.

Arnaud : En math­é­ma­tiques, le para­doxe de Braess (mis en évi­dence en 1968 par le math­é­mati­cien Diet­rich Braess) énonce que l’ajout d’une nou­velle route dans un réseau routi­er peut réduire la per­for­mance glob­ale, lorsque les entités se déplaçant choi­sis­sent leur route indi­vidu­elle­ment. Cela provient du fait que l’équilibre de Nash d’un tel sys­tème n’est pas néces­saire­ment opti­mal.

En théorie des jeux, un équili­bre de Nash est une sit­u­a­tion où :

1. Chaque joueur prévoit cor­recte­ment le choix des autres.

2. Chaque joueur max­imise son gain, compte tenu de cette prévi­sion.

L’équilibre de Nash est donc tel qu’aucun joueur ne regrette son choix (il n’aurait pas pu faire mieux) au vu du choix des autres, les choix étant, comme tou­jours en théorie des jeux, simul­tanés.

En d’autres ter­mes, si les con­duc­teurs adoptent un com­porte­ment « égoïste » ou « cap­i­tal­iste », à savoir, « je veux du gain tout de suite » plutôt que de penser au bien-être de la pop­u­la­tion, chaque auto­mo­biliste va donc pren­dre la voie la plus rapi­de, même si elle est bouchée, et con­tribuera encore plus à la con­ges­tion de cette voie. Si chaque pen­du­laire pen­sait ses déplace­ments en ter­mes de gain pour la société, plutôt qu’en gain per­son­nel, les bou­chons seraient forte­ment réduits.

Comme exem­ple à ce para­doxe, citons :

- À Stuttgart (Alle­magne), après des investisse­ments sur le réseau routi­er en 1969, la sit­u­a­tion ne s’est pas améliorée jusqu’à ce qu’une sec­tion de route nou­velle­ment con­stru­ite soit à nou­veau fer­mée au traf­ic.

- À Séoul (Corée du Sud), une amélio­ra­tion du traf­ic autour de la ville a été observée lorsqu’une voie rapi­de a été sup­primée lors du pro­jet de restau­ra­tion de Cheong­gyecheon.

- A Hous­ton au Texas, la Katy Free­way, autoroute de 26 voies, con­sid­érée comme la plus large du monde, a vu son engorge­ment aug­menter deux ans après son élar­gisse­ment en 2008. Les temps de déplace­ment dépassent aujourd’hui de 30 à 50 % ce qu’ils étaient avant les travaux.

Mais alors Jacques ? Si plus on con­stru­it de routes, plus il y a de voitures, plus on con­stru­it de pistes cyclables pour les vélos, plus il y aura de vélos ?

Jacques : Je rêve que l’on enlève les voitures, et que l’on donne une petite par­tie de ce bout de macadam aux vélos, ce serait très calme et très tran­quille. Quoiqu’il en soit, liq­uider les voitures, ce ne serait pas dif­fi­cile, on est bien d’accord là-dessus, c’est évi­dent !

Erik : Jacques, vous êtes aus­si un mil­i­tant con­tre le réchauf­fe­ment cli­ma­tique et engagé en poli­tique locale.

Jacques : J’ai tou­jours été engagé en poli­tique, mais avec un Prix Nobel, on se met à penser, on a cette voix qui porte, et c’est impor­tant de dire juste. Et dire juste aujourd’hui, c’est comme le dit Gre­ta Thun­berg, plus fort et plus claire­ment. Et cha­cun devrait le dire plus fort et plus claire­ment, et agir en fonc­tion. Mon Prix Nobel m’a beau­coup aidé à par­ler haut et fort, je n’aurais pas osé avant.

Erik : Revenons à votre pra­tique du vélo, est-ce que ça vous arrive de pren­dre votre vélo pour cog­iter ?

Jacques : C’est une expéri­ence que cha­cun doit faire et répéter, on est créatif, on est bien quand on se déplace à vélo. Chaque fois je m’étonne. Com­bi­en de fois, sur ce petit chemin de 22 min­utes qui m’amène au labo, ai-je trou­vé des idées créa­tives ?

Inter­view réal­isée pour Pause Vélo
Retrou­vez l’interview com­plète sur www.pausevelo.com

L’émission Pause Vélo

Pause Vélo est un pod­cast qui traite du vélo au quo­ti­di­en. Sur un ton déten­du, nous voulons faire pren­dre con­science aux gens que le vélo est une alter­na­tive viable et sérieuse face à la voiture, et que c’est la solu­tion la plus effi­cace et la plus sim­ple face aux enjeux économiques et écologiques actuels, et à l’avenir qui nous attend. Nous relayons les bonnes et les mau­vais­es idées, les man­i­fes­ta­tions autour du vélo et soutenons les asso­ci­a­tions dans leurs démarch­es. Nous mili­tons active­ment pour que le vélo soit pris en compte par les décideurs de ce monde. Alors pour sauver l’Humanité, faites du vélo !

Un article à lire aussi dans Vélocité n°150 — mars-avril 2019, une publication de la FUB.

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