La Tribune
Votre ville est-elle accueillante aux cyclistes ?
À l’approche des municipales, les associations de cyclistes urbains se mobilisent pour pointer les insuffisances des politiques de déplacements en faveur des cyclistes, via le fameux baromètre. Même si cet outil est déjà très riche, il est utile de prendre un peu de recul et de se demander comment le vélo est intégré dans la politique générale de déplacements urbains.
Pour comprendre si votre ville est accueillante aux cyclistes, il ne suffit pas de compter les kilomètres d’aménagements cyclables ou le nombre d’arceaux pour vélos. Certaines villes ont beaucoup de pistes et bandes cyclables et sont pourtant très peu cyclistes, car la voiture y reste reine. C’est le cas de la communauté urbaine de Dunkerque qui, avec autant de linéaire d’aménagement cyclable par habitant que Strasbourg, n’a qu’une part modale vélo modeste de 2 % (voir la précédente chronique). Une politique de ville favorable aux cyclistes doit s’inscrire dans une politique de déplacements urbains cohérente qui remette à leur juste place tous les modes de déplacement.
Pour faire simple, il existe trois grandes politiques de déplacements urbains : « le tout automobile », « le tout transports publics » et « la priorité accordée aux modes actifs ».
1/ Le tout automobile
Il consiste à accorder la priorité à la voiture en toutes circonstances : les autres modes de déplace-ment ont le droit d’exister et même de se développer, mais il n’est pas question qu’ils gênent les auto-mobilistes.
Concrètement, cela signifie qu’il est impensable de supprimer une file de circulation ou des places de stationnement au profit des autres modes, de verbaliser ou a fortiori d’enlever les voitures station-nées illégalement sur les trottoirs ou les aménagements cyclables, de supprimer des places de station-nement sur des places publiques, des terre-pleins ou des contre-allées, de ralentir les voitures pour sécuriser les rues ou même d’allonger les temps d’arrêt aux feux pour faciliter les traversées des personnes vulnérables.
Il faut d’énormes pressions ou des circonstances dramatiques (un enfant accidenté…) pour infléchir cette politique et obtenir de maigres résultats. Au mieux, quelques mesures sont prises mais restent homéopathiques : elles ne concernent que quelques rues et placettes de l’hypercentre ou les alentours immédiats d’un monument historique ou d’un lieu emblématique (l’hôtel de ville, l’église, le théâtre, l’école primaire…). Les rares aménagements consentis (trottoirs, pistes cyclables, couloirs de bus…) sont créés dans des espaces résiduels ou des rues peu fréquentées pour ne surtout pas gêner le trafic auto, ce qui rend ces aménagements peu utiles et discontinus.
De très nombreuses petites villes et beaucoup de villes moyennes en sont encore à ce stade. Les élus et techniciens affirment avec candeur : « Pourquoi voulez-vous embêter les automobilistes ? Ils ont besoin de leur voiture. » Ils sous-entendent que l’accès à une voiture, c’est nécessairement signe de progrès et de liberté et que les nuisances occasionnées sont négligeables.
2/ Le tout transports publics
Il consiste à accorder la priorité aux transports publics en toutes circonstances, au détriment de la voiture… et des modes actifs qui leur sont subordonnés.
Concrètement, cela signifie qu’il ne faut pas hésiter à prendre des files de circulation ou de station-nement automobile, pour aménager une ligne de tramway ou un couloir de bus, à créer des pôles de correspondance sur certaines places (la grand place, la place de la gare…), à multiplier les parcs relais aux terminus des principales lignes pour inciter les automobilistes à délaisser leur voiture, à donner la priorité aux transports publics aux carrefours à feux, à interdire les cyclistes dans les couloirs dès que cela pourrait ralentir les bus, à ajouter des barrières pour canaliser les piétons qui pourraient s’aventurer dans les sites propres… L’objectif est d’assurer à tout prix une bonne vitesse commerciale aux transports publics, afin d’améliorer leur attractivité et leur rentabilité.
Les villes qui ont réalisé des tramways (une quarantaine en France) sont souvent dans cette logique. Le vélo doit surtout servir au rabattement sur les transports publics et ne pas les concurrencer. Pas question que les cyclistes roulent entre les rails du tramway, alors que cela ne pose pas de problème en centre-ville quand le tramway roule lentement. Des aménagements cyclables compliqués sont parfois réalisés le long des voies et souvent interrompus dès que ça coince.
À vrai dire, les ambitions sont souvent bien moindres et on reste alors largement dans une politique de type tout automobile. D’accord pour donner la priorité aux transports publics en créant par exemple des bus à haut niveau de service (BHNS), avec des couloirs réservés et une bonne fréquence, mais sans trop gêner quand même les automobilistes. Dans nombre de villes moyennes qui ont mis récem-ment en place de tels BHNS (Amiens, Pau, Bayonne-Anglet-Biarritz, Angoulême…), les couloirs de bus sont finalement moins nombreux que prévus et s’arrêtent bien avant les carrefours à feux pour ne pas réduire la capacité d’écoulement du trafic. De plus, ces couloirs ne sont souvent pas ouverts aux cyclistes.
La mesure type d’une politique aussi ambiguë, c’est la gratuité des transports publics. Cette mesure très populaire est assez populiste. Elle est fortement défendue par certains partis de gauche (le parti communiste, La France insoumise, les Verts…) et par certains élus de droite. L’idée sous-jacente est que cette gratuité, qui dynamise les transports publics il est vrai, permet d’attirer efficacement les automobilistes. La réalité est bien différente : la part des déplacements réalisés en voiture est très peu réduite (de 1 à 2 %) et celle des cyclistes, en revanche, fortement réduite (d’environ 5 à 10 %). Cet impact est encore accru si le réseau est réorganisé (voir la chronique précédente).
Quant au budget consacré aux transports publics, il est souvent 10 à 50 fois plus important que celui consacré au vélo, alors que les déplacements en transports publics sont seulement deux à trois fois plus nombreux que les déplacements à vélo.
3/ La priorité aux modes actifs
Il s’agit de donner logiquement la priorité aux modes de déplacement les plus respectueux de l’environnement, les meilleurs pour la santé, les plus conviviaux et les moins coûteux pour les ménages et la collectivité, bref les plus démocratiques. Les modes de déplacement motorisés sont conçus comme des compléments utiles en maintes circonstances : déplacements longs, lourdes charges à transporter, accompagnement de personnes ou fortes intempéries.
Le tout automobile prétend que tous les déplacements doivent pouvoir se faire en voiture. De même, le tout transports publics considère que la collectivité doit fournir une solution de transport pour tous les types de déplacement, même en périphérie avec le transport à la demande. La priorité accordée aux modes actifs n’a pas cette prétention hégémonique : tous les déplacements ne peuvent pas se faire à pied, ni même à vélo, mais c’est possible pour la grande majorité d’entre eux (rappel : en milieu urbain, les deux tiers des déplacements sont inférieurs à 5 km).
Concrètement, l’aménagement des rues est conçu en commençant par donner toute sa place au piéton (places publiques reconquises, larges trottoirs…), en sécurisant ses déplacements (modération des vitesses, temps de vert piétons suffisant aux carrefours à feux, passages piétons fréquents avec îlot refuge central pour traverser les artères…) et en limitant les détours (traitement des coupures urbai-nes…). Puis des aménagements cyclables et des dispositifs de stationnement sont réalisés en prenant de l’espace à la voiture (files de circulation ou places de stationnement supprimées…). Enfin, des aménagements pour les transports publics sont proposés (sites propres, priorité aux feux…) et les voitures utilisent les espaces résiduels (avec priorité aux secours, livreurs et artisans). Tout cela aboutit à un nouveau partage de l’espace public.
Plusieurs villes osent déjà s’aventurer dans cette voie, à commencer par les grandes villes où les nuisances engendrées par le trafic automobile sont manifestes. C’est le cas de Paris où la puissance des transports publics facilite bien des choses, mais aussi d’autres villes comme Grenoble où la volonté politique est forte. Mais bien peu d’élus ou de candidats osent ouvertement déclarer qu’ils défendent cette nouvelle hiérarchisation logique des modes de déplacement : d’abord les piétons, puis les cyclistes, ensuite les transports publics et enfin la voiture.