La Tribune
Le vélo est le meilleur vecteur politique pour une ville apaisée!
Faut-il opposer piste cyclable et ville apaisée? Une tribune de Joseph D'halluin à propos de l’entretien de Sonia Lavadhino au Monde.
Mme Lavadinho est une alliée de longue date dans le combat pour des villes désintoxiquées de la voiture. Une des rares intellectuelles francophone à parler de mobilité et d’urbanisme piéton. Dans un récent entretien au Monde (09/09/2020), elle souligne la nécessité d’aller plus loin dans la transformation des villes, en soulignant à juste titre les limites de politiques cyclables centrées uniquement sur les pistes cyclables. En tant que militant du vélo, il me reste comme un petit malaise après lecture, comme le sentiment d’une légère incohérence, d’une forme de mauvaise foi : faut-il vraiment condamner la piste cyclable avec l’eau du bain ? N’est-ce pas, au contraire, la meilleure arme pour faire advenir « une autre philosophie du partage de l’espace » qu’appelle de ses vœux Mme Lavadinho dans la bataille contre le tout-voiture ?
Les pistes, un problème ?
Dans son entretien, la géographe promeut évidemment l’usage du vélo, ses bienfaits environnementaux et sociaux. « A condition », dit-elle, car il y a un mais, « à condition de ne pas pas le réserver à une catégorie de citoyens ». Je ne connais pas de militants pro-vélo ou d’élus qui ont ce projet, mais soit, il est possible qu’une politique cyclable puisse être mal-ficelée, et ne favoriser que l’usage des plus téméraires.
Pour Mme Lavadinho, « ouvrir des pistes, lorsqu’elles sont étroites, encourage les 5 % de cyclistes hyperrapides – ceux qui font les trajets domicile-travail et les livraisons –, des publics en général assez lestes, plutôt jeunes, seuls et masculins. »
De très nombreux citoyens n’ont pas accès à des pistes, même étroites, et doivent se contenter de bandes, de « zone 30 » hostiles, voire carrément de simples pictogrammes dessinés au sol, dont l’impact sur la cyclabilité est assez équivalent à une incantation magique. Alors, oui, des pistes étroites, ce n’est pas la panacée mais 1.est-ce accidentogène? 2.est-ce rebutant pour les publics vulnérables ? Rien ne permet de le dire. Mais surtout, qui cette situation concerne-t-elle ? Uniquement certains coins de Paris et des autres grandes villes dans laquelle la pratique explose en ce moment. Oui, faisons des pistes de 3m50 ou plus, pour pouvoir se doubler, rouler à deux de fronts ! Ce serait magnifique. Mais pourquoi notre géographe introduit-elle ses propositions en soulevant un problème qui n’en est pas un ?
Ralentir la ville pour de vrai
Car Mme Lavadinho n’est pas « anti-piste cyclable », elle pense qu’il faut aller plus loin : « pour que le vélo soit une pratique démocratique, il faut passer à l’étape suivante, développer une autre philosophie du partage de l’espace, ouvrir le spectre des aménagements pour aller conquérir le maillage secondaire. »
Oui, évidemment, il faut une politique de modération de la circulation automobile. Mais qu’est-ce que ça veut dire, « ralentir la ville » ? Pour Mme Lavadinho : « la limitation à 20 km/h permet à chacun de gérer le différentiel de vitesse, les traversées latérales sont facilitées, la ville est apaisée pour tout le monde, et les rues sont beaucoup plus vivantes. »
C’est juste, mais uniquement dans la mesure où le trafic est réellement réduit, et réellement ralenti. Ce qu’elle ne précise pas, un détail peut-être, mais le détail qui tue, c’est comment on apaise réellement. Le panneau « zone 30 » ou « vélorue » ne fait pas la zone 30 ou la vélorue… Elle écrit : « l’expérience des « vélorues » montre qu’en donnant la priorité au vélo, on apaise la ville ». Hélas, hélas, ce n’est pas si simple comme l’a très bien expliqué Sébastien Marrec pour Actuvélo : une vélorue peut être un simple ornement. Si le trafic y est important, on ne peut pas considérer le panneau comme un aménagement de voirie satisfaisant pour l’usage du vélo, en particulier pour les usagers les moins téméraires.
De même, Mme Lavadinho définit les zones de rencontres comme « des zones aménagées avec des portes et des marquages de vitesse, dans une approche multimodale qui demande aux cyclistes de renoncer au sacro-saint mythe de la continuité de la piste ». Définition tout aussi légère : la zone de rencontre, c’est aussi et surtout un volume très faible de véhicules motorisés. Elles sont bien rares, les zones de rencontres réussies. En témoigne par exemple l’échec de la Grand Place, à Lille, avant que la ville ne change son plan de circulation. En fait, si « les collectivités doivent veiller à ce que la pratique reste hybride avec des cyclistes réguliers et d’autres occasionnels », ça veut surtout dire que les territoires doivent être extrêmement cyclables, et non pas « différemment » cyclables.
Le vélo, une arme politique
On partage le projet de Sonia Lavadinho, au fond. Oui, il faut changer la ville, pour changer la vie des gens, changer le rapport au monde. Oui, « le problème ne vient pas des modes de transports mais des choix politiques », mais quels choix politiques ? Dans des villes encore largement dévolues à la voiture, les choix politiques courageux à faire, les choix très concrets, et très lourds à porter politiquement, peuvent se résumer ainsi : restreindre la place de la voiture. Supprimer du stationnement, supprimer des voies, revoir les plans de circulations pour rendre les trajets en automobile plus longs et moins attractifs. Hélas, elle n’en parle pas. Et c’est fort dommage.
« Partager » l’espace, c’est le redistribuer. C’est prendre aux voitures pour redonner aux personnes. Mais Mme Lavadinho ne parle pas du chemin qui peut mener une équipe municipale à prendre ce genre de décisions courageuses, à jouer sa popularité en les prenant. Quelle est sa stratégie ? Quels seront ses détours tactiques ?
Militer pour le vélo, ce n’est pas seulement demander, pour soi-même, des pistes cyclables. C’est en réalité lutter pour une toute autre ville, car les modes s’opposent fatalement. Le vélo n’est que l’avant-garde d’une lutte plus universelle contre le tout-automobile, dans laquelle la personne prime sur la technique qui la meut.
Les grands principes, les « autre philosophie du partage de l’espace » (dixit l’auteure), c’est bien beau, mais les militant-e-s vélo savent qu’il faut lutter pied à pied pour obtenir de l’espace, pour grignoter peu à peu la place démesurée dévolue à la voiture. Par exemple, le grand mérite des pistes cyclables (sécurisées, continues, lorsque les carrefours sont bien traitées…), c’est qu’elles attirent les usagers, notamment les plus fragiles, créant ainsi une demande politique que nous pourrons alors utiliser dans un rapport de force renouvelé. Le vélo permet d’éviter l’écueil du « tout ou rien ». Lorsque l’usage augmente, il dessine mille signes qu’une autre vi(ll)e est possible, une autre urbanité qu’il nous faudra des décennies pour reconstruire.
En plus d’être économique, bon pour la santé, peu coûteux pour la société, convivial, etc., le vélo est le vecteur le plus efficace dans la lutte politique acharnée de celles et ceux qui veulent des territoires vivables contre un tout-à-l’automobile incontrôlable. Une lutte qui ne se mène pas seulement dans le champ des idées, mais également auprès des élus, des fonctionnaires, des groupes de pressions, de l’opinion public, contre les habitudes et l’ordre établi.
Curieuse liste de reproches envers un article qui n’est pas écrit pour dimensionner des solutions ou phaser le déploiement d’une stratégie, mais bien pour donner une (voire plusieurs) visions.
D’une part le constat : une piste étroite ne suffit pas pour dire qu’on a “ouvert la voie au vélo”. Justement parce qu’on l’a fait au chausse-pied, pensant que ça ferait appel d’air, et parce que souvent une piste étroite veut dire qu’on n’a pas voulu toucher à l’espace des motorisés (parfois, cette piste est même… sur le trottoir).
Ensuite l’enjeu : la survie même de la mobilité multimodale, soumise justement aux choix politiques. Agir en amont sur la demande (en rééquilibrant habitat et activités, par exemple, ou en agissant sur l’offre de transport public) est bel et bien une démarche qui peut ruisseler sur l’aménagement avec des outils opérationnels comme la “vélorue”.
Enfin, le voeux : et c’est ce que — je trouve — pas mal d’entre nous militants pro-vélo ne voient pas toujours. Le partage de l’espace ne peut pas se faire uniquement grâce au vélo, à part peut-être dans des contextes particuliers, qui ne soient pas interconnectés avec des mobilités du quotidien aux spectres très divers (de quelques km à plusieurs dizaines). Le vélo n’est qu’une flèche (essentielle) de l’arsenal multimodal et de planification du territoire : ce qu’on a bien compris ailleurs (aux Pays-Bas, par exemple), ici est tout juste dans les réflexions. La deuxième couronne parisienne ne pourra pas miser uniquement sur le vélo, ni sur le supermétro pour traiter la demande de mobilité, ni pour apaiser ses villes. Et ça ne se fera pas en quelques mois, comme le succès des “coronapistes” parisiennes (ou de la 1ère couronne) peut laisser penser.
Mais il y a bien plusieurs échelles et plusieurs leviers, qui doivent tous être actionnés, pour concrétiser ces visions de partage, d’efficacité, d’apaisement que nos villes attendent tant.
Bonjour Sante, merci pour ce commentaire tout à fait juste.
— L’article critiqué donne certes une vision, mais l’exposition de cette vision me semble prendre un angle ni constructif, ni stratégique, d’où mes reproches.
— Sur le fond, oui, la ville apaisée. Mais, comment gagne-t-on contre l’automobilisme? Le vélo n’est qu’une flèche, oui, essentielle, oui, et il nous reste à apprendre à tirer les bonnes flèches aux bons endroits. A ce jour, et dans beaucoup de territoires (petites villes comprises), on devrait l’utiliser plus et mieux.
— Agir sur la demande de mobilité, évidemment, mais c’est un chantier titanesque et abstrait. Devant le découragement qui nous atteint tous-tes, je veux défendre l’idée que le vélo, bien utilisé, a un potentiel d’efficacité politique plus subversive qu’il n’y parait. Si on n’en reste pas qu’à des injonctions vagues, qu’elles viennent de Mme Lavadinho (que je respecte beaucoup malgré tout), ou qu’elles viennent de vélorutionnaires yakafokon.