La Tribune
Lutter contre la vélo-phobie, mode d’emploi
Militant vélo, je m'adresse à vous. Que répondre aux personnes qui s'énervent contre le développement de l'usage du vélo ? Joseph D'halluin, cycliste et militant vélo, nous livre une chronique unique sur la « vélo-phobie ».
La “désautomobilisation” de certaines grandes villes ne plaît pas à tout le monde. On a pu lire sur de nombreux médias français des déclarations intempestives de personnalités, journalistes, politiques, médecins même, qui fustigent le cycliste d’« irresponsable » (entendu sur RTL à propos du port du casque). A l’instar d’outre-manche où on les appelle les « voyous en Lycra », les cyclistes se voient souvent accoler les sobriquets de « bobos bien-pensants », « khmers verts », et autres joyeusetés. Olivier Razemon évoquait dans un article «“Le bobo”, cet être égoïste et stupide qui ne se déplace pas comme moi ». Jean-Laurent Cassely dans un autre article analyse avec brio le phénomène du «vélo-bashing », en France mais aussi à l’international. Intitulé « comment le vélo est redevenu un sujet politique », le journaliste expose comment le vélo symbolise des divisions sociales et les dynamiques de gentrification des métropoles. Un article du Guardian de Peter Walker nous montre qu’en Grande-Bretagne, cela va jusqu’à la violence physique et au sabotage. On n’en est certes pas là en France, mais les oppositions à la piétonnisation des voies sur berges à Paris a représenté le climax de cette « vélo-phobie ».
Un proverbe dit « d’abord ils vous ignorent, ensuite ils se moquent de vous, puis ils vous combattent, et enfin vous l’emportez ». Les militants vélo sont-ils bien conscients que la phase actuelle est celle d’une conflictualité intense ? Sont-ils prêt à l’assumer ?
La haine du vélo mérite d’être comprise. C’est une étape pour basculer progressivement vers une nouvelle conception de la mobilité. Voyons ici quelques pistes pour tenter de « répondre » aux objections présentées plus haut.
Les différents types de vélo-phobie
Pour schématiser, nous pouvons classer les objections au développement du vélo en quatre catégories, caractérisées par des interpellations imaginaires que l’on peut entendre en réunion publique, dans la rue, en action militante.
- Incivilités, imprudence, et port du casque
Les cyclistes sont des voyous de la route, mettent les autres usagers en dangers, et se mettent d’ailleurs eux-mêmes en danger » — le corollaire de cette position est qu’il faut rendre le port du casque obligatoire.
- Techno-idôlatrie
« La voiture est le vecteur direct de notre civilisation avancée », et pour lutter contre ses externalités négatives, « créons plutôt de nouvelles solutions de mobilité personnelle moins polluantes plutôt que de promouvoir l’archaïsme et la lenteur » — corollaire potentiel : « il faut créer des autoroutes solaires. »
- Conservatisme pseudo-libéral
« Le droit de circuler est constitutionnel », « vous ne considérez pas mes besoins de déplacements », « l’État s’engraisse sur le dos des automobilistes », « comment je fais pour faire mes courses en vélo ? Vous avez pensé à la croissance ? »
- Vélo-antisocial, arrogance
Le vélo, c’est un truc de Bobo …
c’est parce que vous êtes jeunes…
en bonne santé…
riche.
Riches de ces apprentissages, que pouvons nous faire ?
Sortir du totalitarisme anti-voiture
Dans les réactions épidermiques qui s’expriment ça et là, il y a l’idée d’une volonté « hégémonique » du vélo, d’un totalitarisme (sic) anti-voiture, etc., donc d’une dangereuse privation de liberté. Aussi injustifiée soit la critique, elle appelle une communication adaptée à la mentalité ambiante. Car en réalité, les revendications des militants vélo sont assez modérées.
Un militant vélo (ou « anti-voiture ») ne peut pas nier la redoutable efficacité de l’automobile lorsque le système qui l’accompagne fonctionne : confort, vitesse, autonomie pour beaucoup de cas.
Une véritable politique vélo contraint forcément l’usage de la voiture. Beaucoup de personnes sont désormais « prisonnières » de territoires qui ne peuvent pas exister sans un usage immodéré de la voiture. Ce qui appelle donc à un peu de compassion.
En réalité, il nous faut demander de l’équité dans l’espace public. Non pas juste de l’espace. Changer d’ère signifie d’abord que l’usage libre de la voiture soit limité par la liberté de tous les usagers de l’espace public. Le vélo est un outil au service de l’inclusion de tous les usagers, surtout des plus faibles, dans l’espace public. De ce point de vue, le vélo ne peut être tenu comme vecteur d’une restriction de la liberté.
Le vélo partout et pour tous
Les politiques cyclables se sont jusqu’à présent concentrées sur les centre-villes. Pourtant, il ne manque pas d’études qui pointent le potentiel de développement du vélo dans les territoires qui subissent encore une baisse de la port-modale, comme dans le périurbain [Note du CEREMA] ou [Note de la Fabrique Ecologique].
De même, en ville, les usagers quotidiens du vélo sont plutôt des CSP+[Usagers et déplacements à vélo en milieu urbain — analyse des enquêtes ménages déplacements, CEREMA]. Pourtant, cela ne veut pas dire que le vélo ne correspond qu’à leurs besoins. D’autres études mettent en avant le potentiel vélo bien au-delà de ces publics [Comment estimer le potentiel cyclable d’un territoire? Une application sur l’agglomération lilloise, S. Mathon, P. Palmier, CETE Nord-Picardie, 2012].
Le vélo peut également représenter un moyen essentiel de liberté pour certains publics. Isolés et non-motorisés, de nombreuses personnes sont aujourd’hui prisonnières des transports en commun ou de la conduite d’un proche. On peut ainsi s’appuyer sur les témoignages de femmes des quartiers populaires recueillis lors des séances de vélo-école : l’apprentissage du vélo est pour elles l’occasion d’une véritable libération !
Mettre en avant l’ambition du vélo pour tous et dans tous les territoires est un mot d’ordre crédible et inattaquable.
Changer et subvertir les mots
Puisque la bataille médiatique joue avant tout sur les mots, il peut être opportun de les choisir soigneusement. En parlant par exemple de «personne qui fait du vélo» plutôt que de cycliste, comme nous y invite une association militante de Seattle.
Ce retournement lexical pourrait nous inciter à modérer la tendance parfois un peu fétichiste de l’objet vélo dont font preuve certains acteurs qui en font la promotion. Un vélo n’est pas un doudou, comme la voiture ne devrait pas être une extension de l’humain. Les militants du vélo ne sont pas (que) des représentants d’usagers, ils agissent pour le bien commun. Brent Toderian, urbaniste canadien, explicite bien cette approche :
« Lorsqu’on aménage une ville pour les voitures, c’est un échec pour tout le monde, dont les automobilistes. Lorsqu’on aménage une ville multi-modale, ça fonctionne pour tout le monde, y compris les automobilistes. »
Pour aller plus loin, le militantisme vélo peut s’appuyer sur des techniques de communication militante [cf. Ce très intéressant ouvrage Guérilla kit, Morjane Baba, Ed. La Découverte, 2008]. Il s’agit de mener une « guerre sémantique » : subvertir les signes et les figures des dominants, dans notre cas, d’un système automobile bien intégré.
L’ironie et la parodie permettent de mettre à jour l’absurde des tenants d’une pratique immodérée de la voiture. Dans ce domaine, il y a quelques exemples de comptes Twitter parodiques :
— @40milliardsdeB : Offrir des fleurs n’est pas coucher, embrasser n’est pas tromper et 30km\h au dessus de la limite n’est pas un crime
— @LilleEnVoiture Pour une ville vivante accessible à tous en voiture. Contre le harcèlement des automobilistes par les socialo-bobos-écolos et leurs vélos
Imaginons une stratégie de création de pseudo-expertise qui collerait prétendument à la logique que l’on souhaite justement dénoncer, en la poussant jusqu’à l’absurde. Par exemple, en présentant le rapport d’un vrai-faux expert ou d’un think tank qui chercherait à montrer comment la pratique automobile va s’effondrer si l’on ne fait rien pour contrer une répartition équitable et efficace de l’espace public. Avec un peu de chance, un tel rapport serait repris avec sérieux par « nos adversaires », comme un cheval de Troie.
Il s’agit globalement d’occuper l’espace médiatique, et ouvrir un nouveau « front culturel », à la manière du philosophe bien recyclé Antonio Gramsci : « développer une bataille qui porte sur la représentation du monde tel qu’on le souhaite », en occupant l’espace (médiatique, culturel, publicitaire.)
La domestication des cyclistes inciviques
Il est important de relativiser l’accidentologie cycliste, telle que présentée par la Sécurité Routière ou la FUB. Ses chiffres ne sont pas si importants que ce que préjuge le sens commun. Les accidents mortels surviennent en très grande majorité hors-agglomération, frappant d’abord des cyclistes sportifs aguerris.
Jim Saksa, dans un article titré « Pourquoi vous détestez tant ces connards de cyclistes » nous expose que « le biais de négativité » explique « le fait que les événements négatifs marquent davantage que les positifs . Ainsi « une fois qu’un clown à deux roues a manqué se tuer avec votre voiture, vous décidez furieusement que les cyclistes sont des connards, opinion qui sera difficile à ébranler malgré tous les faits, statistiques ou arguments susceptibles de prouver le contraire ».
Néanmoins, il est irresponsable de nier les incivilités et les imprudences de personnes à vélo. Il y a effectivement des accidents très graves à vélo. Il y a effectivement des usagers de la rue particulièrement vulnérables (personnes âgées, enfants en bas âge, PMR) victimes de personnes roulant sur les trottoirs, refusant la priorité aux passages piétons, etc.
Cela ne peut pas faire de mal de rappeler à l’ordre les personnes inciviques, qu’elles soient à vélo ou en voiture.
Comme les lobbys automobiles qui distinguent les « conducteurs responsables » des chauffards, les associations d’usagers gagnent sur deux tableaux à distinguer le bon grain de l’ivraie. Elles participent à l’apaisement des relations entre usagers, au moins à la marge. Et elles gagnent en crédibilité et en capital sympathie auprès des élus et des personnes les plus vulnérables de l’espace public.
Promouvoir la courtoisie, ça fait du bien à la société dans son ensemble : un petit sourire, un « allez-y monsieur-madame, je vous en prie » et hop, la journée commence de belle augure. Qui sait, un-e cycliste personne à vélo qui rayonne de joie et d’amour autour de lui fait peut-être plus pour la cause du vélo que tous les recours aux tribunaux administratifs possibles ?
Les leçons à tirer de la voiture
Le développement de la voiture, aussi triste nous rend-il, peut faire office d’inspiration dans la dynamique de développement du vélo que nous souhaitons. Comme l’explique Fréderic Héran, les premiers codes de la route ont été créés par les « automobile-clubs ». Ces initiatives privées trouveront ensuite une concrétisation dans le Code de la route adopté en 1922. Ce travail de codification visait deux mouvements : — discipliner les conducteurs, de plus en plus nombreux et sources d’un nombre croissant d’accidents (60 000 à Paris en 1920), et par là même travailler à l’acceptabilité de la pratique, — participer à l’adaptation de la rue à la voiture : le piéton, averti courtoisement de l’approche d’un véhicule, doit désormais se ranger. L’émergence d’un Code de la route a donc pour conséquence de permettre le développement de la voiture dans des villes inadaptées et face à une opinion publique pas spécialement favorable (F. Héran, Le retour de la bicyclette, éd. La Découverte, 2014, p.53).
Aujourd’hui et dans ce même esprit, les lobbys automobiles font la promotion « d’une conduite responsable », sont pour la « responsabilisation des conducteurs », ou bien sont « contre les chauffards ». C’est sans doute ce qui les autorise donc à lutter contre une répression « aveugle » ou « absurde ». Et à défendre le statu quo.
L’Union des usagers de la route
La ligue des conducteurs
40 millions d’automobilistes
“40 millions d’automobilistes, le lobby auto qui en fait des caisses”, in Libération.