La Tribune
Gratuité des transports publics et incohérence de la politique de déplacements urbains, les enseignements du cas de Dunkerque
La gratuité des transports publics devrait être un des thèmes majeurs des prochaines élections municipales, tant elle séduit, à gauche comme à droite. Elle est pourtant le signe d’une certaine incohérence des politiques de déplacements urbains qui préserve les automobilistes et qui pénalise les cyclistes, comme en témoigne le cas édifiant de Dunkerque.
Comme toute mesure concernant la mobilité urbaine, la gratuité des transports publics a des avantages et des inconvénients. Mais tout dépend du point de vue adopté : les inconvénients des uns sont les avantages des autres et inversement. Il ne s’agit donc pas d’être pour ou contre cette mesure sur la base de simples convictions, mais de tenter d’objectiver ce bilan pour chacun des acteurs et de comprendre comment elle s’articule aux autres volets d’une politique de déplacements.
La gratuité des bus à Dunkerque est une promesse de campagne de Patrice Vergriete (divers gauche). Élu en 2014 maire de la ville puis président de la communauté urbaine (CUD), l’édile a lancé « La révolution de la gratuité », d’abord le week-end puis tous les jours. Depuis lors, la CUD (200 000 habitants) se revendique « capitale européenne du transport gratuit », parce qu’elle est la plus grande ville d’Europe offrant à tous cette gratuité (et pas seulement aux résidents comme à Tallin, capitale de l’Estonie).
Une ville très voiture
La ville, détruite pendant la guerre, a été reconstruite autour de la voiture : on y circule et stationne facilement. Jusqu’à récemment, une pénétrante autoroutière permettait un accès rapide au centre. Le campus universitaire, situé à proximité du centre-ville, comporte 650 places de stationnement et 60 % des étudiants s’y rendent en voiture.
Comme le montre le tableau 1, les transports publics y sont en déclin depuis des décennies, la voiture poursuit, au contraire, son essor et les modes actifs, après avoir beaucoup baissé, semblent en phase d’étiage. Le périmètre de l’enquête de 2015 étant élargi à la grande périphérie, il est très pro-bable que les modes actifs connaissent, en réalité, un certain regain dans la communauté urbaine. Les compteurs automatiques des cyclistes, installés en 2012, le confirment.
Tableau 1. Évolution des parts modales à Dunkerque
Périmètre |
Marche |
Vélo |
TC |
Voiture (dont passager) |
Autres modes dont 2RM |
Total |
|
1991 |
CUD |
29 % |
4 % |
8 % |
56 % (16 %) |
2 % |
100 % |
2003 |
CUD |
25 % |
2 % |
7 % |
64 % (18 %) |
2 % |
100 % |
2015 |
CUD + CC des Hauts de Flandre |
25 % |
2 % |
5 % |
67 % (18 %) |
1 % |
100 % |
Source : résultats des enquêtes ménages déplacements.
CUD : communauté urbaine de Dunkerque.
CC : communauté de communes.
Une plus grande facilité d’usage et moins de conflits
Pas de doute, il est bien plus facile d’accéder à des bus gratuits : pas de compostage, pas de ticket ou d’abonnement à acheter, pas de tarifs sociaux à quémander en remplissant des dossiers compliqués. De même, la gratuité réduit les conflits entre chauffeur et voyageurs, car il n’y a plus ni caisse, ni fraude. Elle apaise également les tensions entre les voyageurs qui payaient et ceux qui fraudaient. À Dunkerque, le coût des dégradations a baissé de 30 %.
Mais une hausse du mésusage et de la dépendance
Au vu de leur coût très élevé en investissement comme en exploitation, il vaut mieux que les transports publics servent à transporter des gens qui se rendent à une destination et sur des distances difficiles à faire autrement qu’à pied ou à vélo. Or la gratuité favorise l’usage des bus pour les petits déplacements ou même comme simple lieu de rencontre : « Les bus d’aujourd’hui sont les bistrots d’hier » a même déclaré le maire (Libération du 30 oct. 2018).
Il faut bien le reconnaître, le tout transports publics est une solution sophistiquée et coûteuse. Elle accroît la dépendance des gens à l’égard de la technique, mais aussi des horaires, du trajet des lignes, des correspondances.
Un refus de calculer l’évolution des parts modales ?
Pour savoir qui sont les usagers des bus gratuits, une enquête a été réalisée à la demande de l’Agence d’urbanisme Flandre-Dunkerque (AGUR), en mars et avril 2019, auprès de 2 000 voyageurs, par le bureau d’études VIGS dirigé par Maxime Huré, maître de conférences en sciences politiques. Résultats : la moitié des voyageurs présents dans les bus gratuits sont de nouveaux usagers. Parmi eux, 1/2 sont des automobilistes, 1/5 sont des piétons et 1/9 des cyclistes. Et Maxime Huré de conclure : « les automobilistes (…) sont, de loin, les plus incités à utiliser les transports gratuits en cœur d’agglomération. Les piétons et les cyclistes sont beaucoup moins influencés et changent moins leurs habitudes ».
Le raisonnement est curieux, pour ne pas dire erroné, car ce qui compte, c’est avant tout l’évolution des parts modales (c’est à dire la part de l’ensemble des déplacements effectuée avec chaque mode). Autrement dit, l’objectif est de comprendre si la gratuité des transports publics est oui ou non efficace pour réduire le trafic automobile.
Or, pour la communauté urbaine de Dunkerque, il serait impossible de calculer l’évolution des parts modales. Selon Xavier Dairaine, chef du projet transports à Dunkerque, que nous avons interrogé : « La traduction sur les parts modales, on ne la connaît pas. » Il faudrait réaliser une enquête ménages déplacements, estime-t-il. Or, « on en fera pas avant 2021–2022. On pourra juger [de l’évolution] des parts modales le moment venu. » (…) « Maintenant, il y a peut être des méthodes pour la calculer… », concède-t-il sans plus de précision. Pour Maxime Huré, consulté par courriel, le calcul demandé est « impossible à mettre en œuvre » (2 avril 2019).
Un calcul pourtant simple
On connaît le nombre moyen de déplacements effectués chaque jour de semaine (hors vacances scolaires), grâce à l’enquête déplacements grand territoire (EDGT) de 2015, précitée (voir les trois premières colonnes du tableau 2). On connaît par ailleurs la répartition des voyageurs dans les bus, selon le mode qu’ils utilisaient auparavant, grâce à l’enquête de VIGS également précitée (voir les 4e et 5e colonnes du tableau 2). On peut imaginer 10 % de trafic induit par la gratuité des transports publics (c’est à dire des déplacements qui ne se faisaient pas auparavant). Cette hypothèse assez classique n’a pas beaucoup d’incidence sur les résultats.
Il suffit alors de ramener le nombre de personnes par jour dans les bus selon le mode utilisé auparavant (b), au nombre de déplacements par jour (a) et on obtient les parts modales recherchées (dernière colonne). Mais comme le périmètre de l’EDGT 2015 est plus grand que le périmètre des transports urbains qui se limite à la communauté urbaine, il faut atténuer un peu ces résultats, car on se déplace sans doute un petit peu moins en voiture et un peu plus à vélo dans la communauté urbaine qu’en grande périphérie. Résultats : avec la gratuité des transports publics et l’amélioration du réseau, la part modale de la voiture a baissé d’environ 3 %, la part modale de la marche a diminué à peu près autant et la part modale du vélo a fondu d’environ 10 à 15 %. (1)
La revue de l’AGUR, Urbis (en ligne), titrait récemment : « Dunkerque : le bus gratuit séduit les automobilistes ». C’est tout le contraire, le bus gratuit séduit bien peu les automobilistes et beaucoup plus les cyclistes. Mais comme ceux-ci ne représentent que 2 à 3 % de part modale dans la CUD, ils sont peu nombreux dans les bus gratuits.
Tableau 2. Calcul de l’évolution des parts modales suite à la gratuité des bus
Nombre de déplacements par jour |
Parts modales |
Nombre de voyageurs par jour dans les bus selon le mode utilisé auparavant |
Répartition du public dans les bus |
Réduction des parts modales |
|
|
a |
|
b |
|
- b / a |
Autres TC |
10 566 |
1 % |
|||
Bus urbains |
42 264 |
4 % |
* 46 491 |
59,8 % |
|
Voiture |
707 928 |
67 % |
18 659 |
24,0 % |
- 2,6 % |
Marche |
264 152 |
25 % |
8 163 |
10,5 % |
- 3,1 % |
Vélo |
21 132 |
2 % |
4 431 |
5,7 % |
- 21,0 % |
Autres |
10 566 |
1 % |
|||
Total |
1 056 609 |
100 % |
77 744 |
100 % |
|
* Hypothèse : + 10 % de trafic induit, correspondant en partie à du mésusage. En souligné, les données publiques. En caractères normaux, les données déduites. En gras, le résultat final.
Si les services de la CUD ou de l’AGUR veulent bien affiner ces calculs… Mais le peuvent-ils ouvertement, alors qu’ils travaillent au service d’élus qui ont mis en place cette gratuité ? Difficile d’être à la fois juge et partie.
Un faible impact sur les déplacements en voiture
Une baisse de seulement 3 % de la part modale de la voiture, pour un coût de refonte du réseau et d’amélioration des espaces publics de 65 millions d’euros, voilà une efficacité bien faible. Mais rien d’étonnant à cela : un dérivatif est toujours beaucoup moins efficace qu’un traitement à la source. Le but inavoué est manifestement de gêner le moins possible les automobilistes.
Ainsi, la voiture reste très performante à Dunkerque. Le stationnement est partout gratuit, sauf dans le centre quand on y stationne plus de 20 min. Seuls changements : il est devenu impossible de traverser l’hypercentre en voiture par la rue Clémenceau et la pénétrante a été aménagée en boulevard urbain, en conservant néanmoins les quatre voies, alors que deux voies auraient suffit. Pas question non plus d’inciter les étudiants à se rendre à l’université à vélo ou de tarifer le stationnement autour du campus, ne serait-ce qu’au prix symbolique de quelques euros par an. Bref, pas d’« écologie punitive », explique Xavier Dairaine.
Un fort impact sur les déplacements à vélo
En revanche, la baisse des déplacements à vélo est non négligeable : — 10 à 15 %. Cela s’explique facilement : les publics sont semblables — surtout des jeunes, des femmes ou des personnes âgées sans accès à une voiture — et la concurrence entre bus et vélo est donc forte. De plus, les modes actifs ne sont pas gratuits, comme beaucoup l’imaginent. Si des parents veulent que leur ado aille au lycée à bicyclette, ils devront payer le vélo et son entretien régulier. Comment résister à la concurrence d’un transport public devenu soudain gratuit, si ce jeune peut faire le même trajet en bus dans un temps équivalent ?
Dans la Flandre belge toute proche, 20 % des déplacements se font à vélo. Mais s’il y a peu de cyclistes à Dunkerque, ce serait simplement faute d’aménagements cyclables en quantité suffisante, affirme Xavier Dairaine. Au contraire, la CUD en possède beaucoup : plus de 200 km, soit 1 m par habitant, ce qui la place dans le peloton de tête des villes françaises, avec Strasbourg ou Grenoble. En fait, Dunkerque représente le type même de ville ayant beaucoup d’aménagements cyclables et pourtant peu de cyclistes. Comment l’expliquer ?
D’après le Baromètre des villes cyclables de la FUB, le réseau est trop discontinu et l’entretien insuffisant. De plus, l’importance de la pratique dépend d’abord de la modération de la circulation automobile ; or, les premières zones 30 (au centre-ville, à Rosendaël et à Malo-les-Bains) sont récentes. De même, le transit dans l’hypercentre n’a été que récemment partiellement supprimé. Aucun effort pour inciter les lycéens et les étudiants à se mettre au vélo. Le tourisme à vélo est sous-exploité. Quant il s’agit de favoriser la mobilité des ménages modestes, personne n’imagine leur proposer de se déplacer à bicyclette. Pourtant le vélo n’est plus réservé aux bobos, comme en témoigne le succès de l’atelier d’aide à la réparation de l’association Droit au vélo (ADAV) auprès de tous les publics.
En voulant faire plaisir à tout le monde, Dunkerque a développé une politique de déplacements trop peu cohérente, avec des contradictions manifestes, des solutions comportant des effets pervers qu’on ne veut pas voir. Ce n’est pas, en France, un cas isolé. Il faut cependant reconnaître que la CUD s’en rend enfin compte : elle termine la véloroute du littoral vers la Belgique, commence à modérer la vitesse des véhicules et a récemment décidé de réaliser un schéma directeur vélo, en concertation avec l’ADAV.
Note :
(1) Ces calculs ont été soumis au jugement de mes collègues scientifiques, lors d’une présentation aux 2e rencon-tres transport et mobilité, mi juin 2019 à Montréal, et n’ont soulevé aucune critique. Ils confirment des résultats similaires, concernant d’autres villes et présentés dans une précédente chronique (voir Vélocité n° 137).
Sources :
AGUR, 2017, Comment se déplace-t-on en Flandre-Dunkerque ? Les chiffres clés de l’enquête déplacements grand territoire Flandre-Dunkerque 2015, AGUR (Agence d’urbanisme Flandre-Dunkerque), 16 p.
Dairaine Xavier, chef du projet transport à la CUD, Conférence sur la gratuité des bus dans la CUD, invité par le Collectif pour la gratuité des transports en commun de l’Eurométropole, Strasbourg, le 19 juin 2019.
Delevoye Vanessa, 2019, « Dunkerque : le bus gratuit séduit les automobilistes », Urbis, 5 juin. En ligne.
Héran Frédéric, 2016, « La gratuité des transports publics contre le vélo », Vélocité, n° 137, sept.-oct., 2 p.
Huré Maxime, Delevoye Vanessa, 2019, Premiers résultats de l’étude sur les effets du nouveau réseau de transport gratuit sur le territoire de la Communauté Urbaine de Dunkerque. Les changements de comportement de mobilité des usagers du nouveau réseau de transport gratuit, VIGS, mai, 14 p.
Un article à lire aussi dans Vélocité n°152 — septembre-octobre 2019, une publication de la FUB.
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