La Tribune

Débat : Trottinettes électriques, gyroroues… Alliés ou adversaires du vélo ?

Les Engins de déplacement personnel motorisés (EDPM) regroupent des engins aussi différents que des skates, des gyroroues électriques, des gyropodes et des trottinettes électriques... Alors que le gouvernement vient de les faire rentrer dans le code de la route par décret, Vélocité a interrogé deux experts. Les EDPM sont-ils les alliés des cyclistes ?

Cyclistes et trotteurs, unissez-vous !

Adrien Lelièvre est jour­nal­iste aux Echos, spé­cial­iste de l’industrie de la micro­mo­bil­ité et cycliste urbain 365 jours par an. Pour lui, l’explosion du l’usage des EDPM est une bonne nou­velle pour le vélo.

Il pour­rait être ten­tant de ranger les engins de déplace­ment per­son­nel motorisés (trot­tinettes élec­triques, gyro­roues, gyropodes et skates élec­triques) dans la caté­gorie des gad­gets inutiles. Mais ce serait faire preuve d’une forme de mépris et, plus grave, ignor­er qu’ils sont le symp­tôme d’une révo­lu­tion plus pro­fonde à l’œuvre dans les villes français­es.

La trot­tinette est la fig­ure de proue de ces nou­veaux véhicules. ll s’en est ven­du 232 000 exem­plaires en 2018. Et ce n’est qu’un début : les ventes devraient attein­dre 350 000 unités en 2019, selon les pro­jec­tions du cab­i­net Smart Mobil­i­ty Lab. La barre du mil­lion pour­rait être franchie dès 2022.

La trottinette dans le code de la route

Ces chiffres sont d’autant plus spec­tac­u­laires que les EDPM étaient hors la loi jusqu’à la fin octo­bre. Après des mois de polémiques, prin­ci­pale­ment liées à l’arrivée des opéra­teurs de free float­ing, l’Etat a fait entr­er ces véhicules dans le Code de la route.

Résul­tat : les util­isa­teurs de trot­tinettes élec­triques doivent être âgés de plus de douze ans. Ils ont l’obligation d’emprunter les pistes cyclables en ville (quand elles exis­tent) et d’utiliser des véhicules bridés à 25 km/h – soit la vitesse des vélos à assis­tance élec­trique. La cir­cu­la­tion sur les trot­toirs est inter­dite.

Points communs

Cette régle­men­ta­tion était néces­saire. Il n’est toute­fois pas cer­tain qu’elle dis­sipe la méfi­ance qu’inspirent ces véhicules à une par­tie de la com­mu­nauté cycliste. Les EDPM ont pour­tant beau­coup de points com­muns avec les vélos : ils sont légers, silen­cieux, non émis­sifs en CO2 et ludiques – essayez, vous ver­rez !

Ils favorisent les déplace­ments mul­ti­modaux (trot­tinette + train par exem­ple) et sont faciles à ranger sous un bureau ou dans un apparte­ment. Ils per­me­t­tent enfin à leurs usagers de se réap­pro­prier les villes où ils cir­cu­lent.

Les détracteurs des EDPM aiment rap­pel­er qu’ils ne représen­tent pas une mobil­ité active – une dif­férence de taille avec le vélo, dont les bien­faits en matière de san­té sont con­nus. Faut-il pour autant les con­damn­er ? Le métro, le bus et le train ne sont pas non plus des modes act­ifs. Or leur développe­ment est indis­pens­able pour con­va­in­cre les Français de laiss­er leur voiture au garage.

L’autre reproche sou­vent fait aux EDPM est envi­ron­nemen­tal. Il n’est pas infondé. A l’image des VAE, ces véhicules fonc­tion­nent avec des bat­ter­ies élec­triques, lesquelles con­ti­en­nent des métaux rares. Mal­gré tout, les EDPM restent rel­a­tive­ment sobres par rap­port aux auto­mo­biles.

Peser pendant les municipales

Au lieu de se divis­er, les représen­tants du monde du vélo et des EDPM ont plutôt intérêt à unir leurs forces pour con­va­in­cre les respon­s­ables poli­tiques de con­stru­ire de meilleures infra­struc­tures cyclables (pistes larges et séparées de la chaussée, sta­tion­nement à prox­im­ité des gares). Le tim­ing est idéal : les élec­tions munic­i­pales de 2020 approchent et les can­di­dats ont rarement été aus­si récep­tifs aux argu­ments des par­ti­sans des mobil­ités douces.

Adrien Lelièvre
Jour­nal­iste aux
Echos

 

La « micromobilité » est au service de « l’hypermobilité »

Pour André Motte, poète révo­lu­tion­naire, il faut rester pru­dent quant à l’alliance tac­tique des cyclistes avec les EDPM.

Ils ont deux roues, un guidon, ils ne font pas de bruit, ne sen­tent pas le gazole… Ils ressem­blent à un vélo, au fond. Et il y a effec­tive­ment bien des raisons de penser que le des­tin du vélo se lie inex­tri­ca­ble­ment avec tous les engins de déplace­ments qui émer­gent. Il me sem­ble cepen­dant qu’il y a quelques dif­férences fon­da­men­tales. Philoso-phiques dis­ons. Celles-ci doivent nous inciter à rester pru­dent dans l’alliance tac­tique du moment avec nos amis les EDPM.

Un moteur ou une assistance ?

La pre­mière dif­férence est tech­nique. Le vélo, égale­ment sous sa vari­ante à assis­tance élec­trique, est un mode act­if. Il néces­site un exer­ci­ce physique, même mod­éré. Certes, rester debout sur une gyro­roue n’est pas de tout repos – pour autant, il y a une fron­tière con­ceptuelle assez claire entre des engins pour lesquels la vitesse et la dis­tance par­cou­rue n’est pas pro­por­tion­né à l’énergie métabolique néces­saire (les EDPM) et la caté­gorie des cycles telle qu’elle existe encore dans le Code de la route.

Autonomie et convivialité

Les EDPM, par leur motori­sa­tion intrin­sèque, ne parta­gent pas le côté con­vivial du vélo ©Pix­abay

La deux­ième dif­férence est philo­soph­ico-tech­nique. Sous ses airs désuets, l’analyse d’Ivan Illich(1) n’a pas per­du de sa per­ti­nence. Le vélo est un out­il « con­vivial », au sens où sa répara­bil­ité, son fonc­tion­nement trans­par­ent, sa vitesse lim­itée, son autonomie énergé­tique garan­tis­sent que son développe­ment n’est pas con­tre-pro­duc­tif. Au con­traire de la voiture, dont le développe­ment est inex­orable­ment con­tre-pro­duc­tif. En se dévelop­pant, la voiture sus­cite un mono­pole rad­i­cal qui évince les autres out­ils à la dis­po­si­tion des humains. Le temps gag­né finit par être négatif, les exter­nal­ités néga­tives finis­sent par être supérieures aux avan­tages pour les usagers, etc. Les EDPM, par leur motori­sa­tion intrin­sèque, leur développe­ment tech­nique minia­tur­isé et exter­nal­isé, ne parta­gent pas le car­ac­tère con­vivial du vélo.

Un peu plus qu’un mode de transport

La troisième dif­férence est car­ré­ment philosophique. Le vélo, c’est un peu plus qu’un mode de trans­port. Le vélo porte en lui un poten­tiel sub­ver­sif, qu’on décèle mal chez les EDPM. Il y a certes la ques­tion de l’autonomie dans la répa­ra­tion, la vélonomie. Mais il y a aus­si les autres dimen­sions de la vie que le vélo englobe. Faire un tra­jet à vélo, ce n’est que le prélude d’une plus grande lib­erté : on pense déjà à la balade domini­cale mais aus­si au grand voy­age. Faire un tra­jet à vélo, c’est vivre le temps présent et embrass­er l’Histoire : on roule aujourd’hui sur des vélos très proches de ce qu’ils étaient au début du XXème siè­cle – et tels qu’ils le seront encore dans 50 ans ! Faire du vélo, c’est une médi­ta­tion au rythme cir­cu­laire du pédalier, c’est recon­sid­ér­er le rap­port à l’espace et au temps, c’est don­ner un autre sens à l’existence, peut-être.

Certes, tout cela n’apparaît pas comme franche­ment révo­lu­tion­naire, mais cela porte un poten­tiel. Un poten­tiel de sub­ver­sion de nos sociétés où l’on sur-val­orise la vitesse, l’innovation, l’indépendance (qui n’est pas l’autonomie), une « déchar­neli­sa­tion », le déracin­e­ment per­ma­nent. Le vélo porte en lui un art de vivre qui dit l’inverse. Il con­t­a­mine peu à peu celui ou celle qui l’utilise et, qui sait, il con­t­a­min­era peut-être la société toute entière. Alors que les EDPM s’affichent comme la dernière astuce d’un rap­port prométhéen au réel, la « micro­mo­bil­ité » est au ser­vice de « l’hypermobilité ».

Pour une alliance tactique

Alors, oui, il y a d’évidentes con­ver­gences entre vélo et EDPM, tout comme il y en a entre vélo et trot­tinettes ou rollers, tout comme il faut évidem­ment artic­uler vélo-marche-trans­ports col­lec­tifs. Oui, il peut être oppor­tun de partager les amé­nage­ments cyclables avec des EDPM bridés, parce qu’ils aug­mentent la masse cri­tique. Mais n’oublions pas qu’il y a une dif­férence de nature et qu’un jour, il nous fau­dra recon­sid­ér­er cette alliance.

André Motte
Poète véloru­tion­naire

Note :

(1) Energie et équité, 1973

Un article à lire aussi dans Vélocité n°153 — novembre-décembre 2019, une publication de la FUB.

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