La Tribune

Quand le trafic s’évapore…

Tout le monde sait que les nouvelles voies rapides urbaines sont des « aspirateurs à voitures » et chacun a sans doute entendu parler du phénomène inverse : « l’évaporation du trafic ». Quand on réduit les capacités routières, les voitures... se volatiliseraient ! Tout cela ne paraît pas très sérieux et encore moins scientifique. Pourtant, ces phénomènes sont parfaitement fondés. Explications, illustrations et conséquences. Notamment pour les promoteurs des modes actifs.

À l’origine du terme

En 1961, l’urbaniste Jane Jacobs, pub­lie un ouvrage – Déclin et survie des grandes villes améri­caines – qui con­naî­tra un suc­cès mon­di­al(1). Elle y décrit, avec une grande finesse, la façon dont l’essor du traf­ic auto­mo­bile érode la ville et son urban­ité et com­ment, au con­traire, en redonnant la pri­or­ité à la vie urbaine, la cir­cu­la­tion se rétracte d’elle-même. Et c’est elle qui a nom­mé ce phénomène l’évaporation du traf­ic (p. 354). Voici com­ment elle l’a décou­vert, dans les années 1950.

À New York, le parc Wash­ing­ton (4 ha), situé au sud de Man­hat­tan, était tra­ver­sé en son milieu par une cir­cu­la­tion auto­mo­bile. Les habi­tants finirent par réclamer la sup­pres­sion de ce tran­sit, bruyant et pol­lu­ant, dan­gereux pour les enfants et les per­son­nes âgées. Mais Robert Moses, le respon­s­able tout puis­sant de l’adaptation de la ville à l’automobile, y était totale­ment opposé et voulait même amé­nag­er une qua­tre voies, en tranchée, à tra­vers le parc. Devant l’insistance du Comité de sauve­g­arde du parc, il accep­ta d’expérimenter la fer­me­ture de la voie, en 1958 pour trois mois, et prédit qu’on viendrait le sup­pli­er de la rou­vrir au traf­ic, à cause des embouteil­lages qui en résul­teraient. Au con­traire, le traf­ic se réduisit dans les rues alen­tours et le quarti­er devint net­te­ment plus calme.

La mise en échec des modèles de trafic

Pour gér­er la cir­cu­la­tion, les « ingénieurs traf­ic » ont pro­gres­sive­ment mis au point des mod­èles de plus en plus élaborés, capa­bles notam­ment d’évaluer, en cas de réduc­tion de la capac­ité du réseau viaire, les reports de traf­ic à la fois dans l’espace (sur d’autres voies), dans le temps (plus tôt ou plus tard) ou modaux (vers d’autres modes). Ces mod­èles sont si sophis­tiqués, mobilisent tant de savoir-faire accu­mulé en plusieurs décen­nies, reposent sur la col­lecte de si nom­breuses don­nées, que leur con­cep­teurs en sont légitime­ment fiers… et finis­sent par croire que leurs mod­èles sont infail­li­bles. Et pour­tant, ils ne parvi­en­nent pas à tout expli­quer.

Quand la capac­ité de la voirie est accrue (par une nou­velle voie ou l’élargissement d’une voie exis­tante) pour répon­dre à une demande (le plus sou­vent pour faire « sauter les bou­chons »), on con­state que l’infrastructure finit par attir­er un traf­ic supérieur à ce qu’avait prévu le mod­èle. Les sci­en­tifiques par­lent de « traf­ic induit » et les habi­tants d’« aspi­ra­teur à voitures ».

À l’inverse, quand la capac­ité de la voirie est réduite (par fer­me­ture d’une voie ou réduc­tion du nom­bre de files), on con­state qu’une par­tie du traf­ic dis­paraît et que le mod­èle est inca­pable de l’expliquer. Il faudrait appel­er ce phénomène le « traf­ic déduit », car c’est l’exact symétrique du traf­ic induit. Mais l’expression de Jacobs s’est imposée.

Comme ces deux phénomènes met­tent en échec les mod­èles, il a fal­lu beau­coup de temps pour que les ingénieurs traf­ic admet­tent leur exis­tence. C’est au cours des années 1990 qu’ils ont dû se ren­dre à l’évidence. Pour tranch­er la ques­tion, le gou­verne­ment bri­tan­nique avait créé une com­mis­sion chargée de véri­fi­er l’existence de ce traf­ic induit. Après avoir analysé des dizaines de cas, ses con­clu­sions ne lais­sèrent plus aucun doute(2). La Con­férence européenne des min­istres des trans­ports s’est alors emparée de ces résul­tats et leur a don­né un reten­tisse­ment mon­di­al(3). Le traf­ic induit étant prou­vé, le traf­ic éva­poré devait inévitable­ment aus­si exis­ter et des travaux sim­i­laires sont par­venus à le démon­tr­er, quelques années plus tard, des dizaines d’exemples à l’appui(4).

L’explication de l’existence du trafic induit et du trafic déduit

Le traf­ic induit existe parce que les auto­mo­bilistes prof­i­tent de la nou­velle infra­struc­ture pour se déplac­er plus sou­vent, pour aller plus loin et, à plus long terme, pour localis­er leur emploi ou leur loge­ment plus loin. De même, le traf­ic déduit existe parce que cer­tains auto­mo­bilistes renon­cent à se déplac­er, s’organisent autrement en ratio­nal­isant leurs déplace­ments et, à plus long terme, localisent leur loge­ment ou leur emploi plus près.

Les mod­èles de traf­ic ne sont donc pas faux (et restent fort utiles), mais échouent à expli­quer une par­tie de ce qui se passe. Con­crète­ment, on con­state qu’en moyenne, le traf­ic induit cor­re­spond à une aug­men­ta­tion de 10 % à court terme et de 20 % à long terme, par rap­port à ce que prévoit le mod­èle, et inverse­ment pour le traf­ic déduit.

Des conséquences majeures

L’existence de ces deux phénomènes – trafics induit et déduit – sig­ni­fie qu’il y a plus de sou­p­lesse dans la cir­cu­la­tion auto­mo­bile qu’on ne le pense d’ordinaire ou que le prédis­ent les mod­èles de traf­ic. Elle peut aug­menter ou se réduire forte­ment, surtout à long terme.

À cause du traf­ic induit, les nou­velles capac­ités routières sont assez vite sat­urées et les embouteil­lages revi­en­nent. À l’inverse, à cause du traf­ic éva­poré, la réduc­tion des capac­ités routières ne provoque pas une con­ges­tion aus­si impor­tante qu’on l’imagine, car les auto­mo­bilistes s’adaptent plus qu’on le croit. Toute­fois, il con­vient, comme le soulig­nait déjà Jane Jacobs, de ne pas aller trop vite dans cette mod­éra­tion de la cir­cu­la­tion pour per­me­t­tre une adap­ta­tion pro­gres­sive des usagers. Les villes les plus engagées dans ce type de poli­tique – comme Paris ou Greno­ble – parvi­en­nent à réduire le traf­ic d’environ 4 à 5 % par an, soit une divi­sion par deux en 15 ans.

Et c’est dans ce con­texte que les modes act­ifs y trou­vent leur compte. La réduc­tion du traf­ic et du sta­tion­nement qui l’accompagne per­met de calmer la ville, de sécuris­er les déplace­ments, tout en libérant de l’espace pour des amé­nage­ments cyclables sur les artères, des trot­toirs plus larges, des plan­ta­tions ou des espaces publics de qual­ité.

Con­tact : frederic.heran@univ-lille.fr
http://heran.univ-lille1.fr/

Notes :

(1) Jane Jacobs, The Death and Life of great Amer­i­can Cities, 1961, tra­duc­tion Déclin et survie des grandes villes améri­caines, Édi­tions Pierre Marda­ga, Liège, 1991, 435 p.
(2) Depart­ment of Trans­port, Trunk roads and the gen­er­a­tion of traf­fic, SACTRA report (the stand­ing advi­so­ry com­mit­tee on trunk road assess­ment), Lon­don, 1994, 264 p.
(3) P. B. Good­win, La mobil­ité induite par les infra­struc­tures. Roy­aume-Uni, rap­port de la 105e table ronde d’économie des trans­ports, CEMT, OCDE, Paris, 1998, p. 151238.
(4) S. Cairns, S. Atkins, P. B. Good­win, “Dis­ap­pear­ing traf­fic? The sto­ry so far”, Munic­i­pal Engi­neer, 151, March, Issue 1, 2002, p. 1322.

Les conséquences stupéfiantes de la fermeture du pont Mathilde à Rouen

Le 29 octo­bre 2012, un camion d’hydrocarbures rate la sor­tie du pont, se ren­verse et s’enflamme. La struc­ture est forte­ment endom­magée et le pont doit fer­mer immé­di­ate­ment. Il ne rou­vri­ra qu’en sep­tem­bre 2014. Ce cas est donc par­faite­ment pur, car les auto­mo­bilistes ont dû s’adapter dans l’urgence, le genre de sit­u­a­tion dont rêve tout chercheur (le chauf­feur a dû être soudoyé par un lab­o­ra­toire de recherche en trans­port !).

Où sont passés les 92 500 véhicules par jour qui cir­cu­laient sur ce pont autorouti­er, soit 114 000 déplace­ments de per­son­nes ? Les autorités ont mis tout en œuvre pour le savoir. On a décou­vert alors que 71 500 véhicules ont util­isé d’autres ponts et que les 26 000 déplace­ments cor­re­spon­dant aux 21 000 véhicules restants se sont répar­tis en 9 000 déplace­ments en trans­ports publics, 3 200 déplace­ments à pied, 400 déplace­ments à vélo et… 11 400 déplace­ments (10 %) introu­vables, qui se sont donc « éva­porés » (source CEREMA). Stu­peur et incré­dulité lors de la réu­nion de resti­tu­tion de ces résul­tats, le 10 avril 2014.

 

Les faibles conséquences de la fermeture du tunnel de la Croix-Rousse

Du 5 novem­bre 2012 au 3 sep­tem­bre 2013, ce tun­nel a dû fer­mer pour réno­va­tion et mise aux normes. Avant la fer­me­ture, la presse s’alarme : « Fer­me­ture du tun­nel de la Croix-Rousse, bou­chons en vue », « Le calme avant la tem­pête », « Les auto­mo­bilistes vont devoir pren­dre leur mal en patience »… Le lende­main, elle titre : « Des per­tur­ba­tions lim­itées pour l’heure », « Les auto­mo­bilistes ont mieux roulé que prévu », « La cir­cu­la­tion est restée flu­ide »… Un mois plus tard, elle con­state : « Ce n’est pas la cat­a­stro­phe », « Le traf­ic est dense un peu partout », « Ça roule tou­jours, sans le tun­nel de la Croix-Rousse », « Les nou­velles habi­tudes »…

Un article à lire aussi dans Vélocité n°150 — mars-avril 2019, une publication de la FUB.

Tags
En voir plus

Vous aimerez également...

Laisser un commentaire

Votre adresse de messagerie ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *

Close
Close