La Tribune
Un système vélo optimisé en 2050
Faire de la prospective, c’est la certitude de se tromper. Mais face aux récits des technologues de tout poil qui nous vendent, avec un aplomb incroyable, du véhicule autonome, de la voiture électrique ou des tunnels urbains routiers sillonnant des smart cities, il est temps d’opposer d’autres récits. Et celui que propose cette chronique n’est pas moins crédible et finalement beaucoup plus enthousiasmant.
Le système vélo actuel est dans l’état du système automobile dans l’entre-deux-guerres. Comme jadis les voitures, la plupart des bicyclettes d’aujourd’hui sont peu fiables (éclairage déficient, crevaisons trop fréquentes, usure prématurée des pièces, porte-bagage fragile…) et leur confort est limité (guidon, selle et posture peu ergonomiques). Comme autrefois le réseau routier, les réseaux cyclables actuels sont discontinus, mal revêtus, avec des chicanes, des ressauts, des pentes trop raides. Les services de réparation ou de location sont insuffisants ou manquants, la formation lacunaire, la communication bancale… Bref, que serait demain un système vélo complètement optimisé, comme l’est aujourd’hui le système automobile ?
Un contexte bouleversé
Nous sommes en 2050. Le dérèglement climatique est plus que jamais d’actualité. Les prix de l’énergie croissent inexorablement. Plus personne ne défend la voiture comme la solution aux déplace-ments et sa présence ne cesse de régresser. Son inefficacité énergétique est devenue patente : quelle idée saugrenue d’utiliser un véhicule 15 fois plus lourd que la personne qu’il transporte ! Certes, les voitures sont bien moins consommatrices d’énergie qu’autrefois, mais, de ce fait, elles sont désormais lentes et poussives. Dès lors, quel ennui de rester des heures immobile, coincé dans un habitacle, en détruisant sa santé !
Les véhicules dotés d’automatismes (on ne les appellent plus autonomes, car ils sont au contraire très dépendants de leur environnement) ne sont que des transports publics circulant sur des voiries en site propre. Suite à plusieurs accidents dramatiques et aux retentissants procès qui ont suivi, les tenta-tives de voitures autonomes ont avorté. Dans un souci d’économie des ressources, la sobriété numérique s’est enfin imposée. La technologie et les métaux rares sont aujourd’hui au service de solutions frugales, dont les vélos sont les premiers bénéficiaires.
Pour diminuer les coûts de transport qui s’envolent, de nombreuses activités ont été relocalisées : emplois et lieux d’habitation se sont rapprochés. Les villes ont perdu une partie de leur population au profit des campagnes où une agriculture écologique embauche à tour de bras. Les grandes villes sont entourées d’une large ceinture maraîchère qui fournit une bonne part de leurs besoins alimentaires.
Dans ce contexte, l’optimisation du système vélo apparaît naturellement comme une solution majeure au coût croissant de la mobilité.
Des bicyclettes pour tous les usages
Depuis longtemps, on ne parle plus de vélo au singulier, mais des vélos (comme on dit les deux-roues motorisés), tant l’offre s’est étoffée. Les meilleurs ingénieurs cherchent à rendre les vélos plus fiables, plus durables, plus modulaires, plus simples à réparer, plus recyclables et ne cessent de développer des engins spécifiques pour toutes sortes d’usage.
Ainsi, pour le transport de charges, les solutions les plus diverses sont désormais disponibles partout : cargocycles, biporteurs, vélo-taxis, remorques variées, plateaux autotractés… Pour ceux qui doivent réaliser de longues distances par tous les temps, des vélomobiles leur permettent de circuler sans effort, à 30 km/h de moyenne, à l’abri des intempéries. Des sociétés spécialisées dans certains matériels se font fort de trouver une solution à la demande la plus saugrenue. Beaucoup de ces équipements assez coûteux sont partagés au sein de diverses communautés.
L’assistance électrique a trouvé sa place : la moitié des vélos environ en sont aujourd’hui dotés (et plus encore dans les territoires vallonnés). Les batteries nécessaires aux cycles étant 100 fois moins puissantes que celles des voitures électriques, un système de bonus-malus encourage les usages économes, pour préserver les métaux nécessaires à leur construction.
Dans toutes les professions, une partie au moins des activités sont réalisées à vélo, qu’il s’agisse de livraisons ou de déplacements chez des clients ou des partenaires. De nombreuses collectivités refusent d’ailleurs de travailler avec les entreprises qui ne sont pas encore engagées dans cette vélorution. La fédération qui réunit « Les Boîtes à vélo » (lire p. 7) compte aujourd’hui des centaines de salariés qui assistent les entreprises dans cette adaptation. Les cargocycles assurent une part substantielle de l’approvisionnement des villes.
Un réseau de super pistes cyclables
Des réseaux cyclables structurants existent dans tous les bassins d’emplois. Mais les largeurs sont parfois insuffisantes tant les cyclistes s’y pressent, notamment les cargocycles particulièrement encombrants.
Dans les villes, le 30 km/h est devenu la règle dans toutes les rues, sauf sur quelques artères hors des zones denses. Par rapport aux années 2020, le trafic automobile a été réduit partout d’environ 80 % et la part du vélo atteint couramment plus de 40 % de l’ensemble des déplacements. Certains piétons s’en plaignent, mais ils n’ont jamais bénéficié d’espaces publics aussi généreux. La plupart des carrefours à feux ont été supprimés. Ceux qui restent sont indispensables et respectés. Sur les radiales des grandes villes, les feux sont coordonnés sur la vitesse des cyclistes.
Grâce aux subventions de l’État, le traitement des coupures urbaines est quasi achevé. Des passerelles ou des souterrains, avec des rampes inférieures à 5 %, franchissent les voies ferrées, les canaux, les cours d’eau et les voies rapides restantes. Car la plupart des autoroutes urbaines ont été transformées en avenues ou boulevards. Sur les autoroutes interurbaines apaisées, une seule file reste réservée aux voitures, autocars et camions électriques, à 70 km/h maximum pour minimiser leur consommation d’énergie. Les autres files sont utilisées par les VLA (véhicules légers alternatifs), c’est-à-dire les vélos de toutes sortes et les microvoitures.
Partout, la recherche de vitesse a disparu. La quête effrénée de la frugalité est la nouvelle obses-sion. En ville, les cyclistes, désormais dominants dans le trafic, imposent leur rythme aux véhicules motorisés essentiellement utilitaires.
Un urbanisme orienté vélo
Pour l’achat d’un logement comme pour le choix d’un emploi, un des critères majeurs est désor-mais l’accessibilité à vélo. Une localisation à proximité d’une super piste cyclable augmente la valeur des habitations. Les logements neufs ont tous un local vélo situé au rez-de-chaussée accessible de l’intérieur du bâtiment, avec sortie directe dans la rue. Pour les logements anciens, les villes ont installé dans les rues des « maisonnettes pour vélos » décorées, bien plus esthétiques que les horribles tambours métalliques d’autrefois.
Les entreprises offrent des primes à l’achat de vélos et remboursent en partie les frais de déplace-ment. Leurs salariés sont en meilleure forme et les congés pour maladie ont régressé. Grâce à une acti-vité physique plus soutenue, la santé de la population s’est d’ailleurs nettement améliorée. La durée de vie en bonne santé s’allonge. Les comptes de la Sécurité sociale sont même devenus excédentaires.
Pour les longues distances, l’intermodalité vélo + train + vélo est généralisée. De vastes parkings en ouvrage situés près des gares abritent des milliers de vélos. Le transport des vélos dans les trains est interdit à l’heure de pointe, tant ils prendraient d’espace. Mais avec une simple carte d’abonnement, chacun peut accéder à des vélos en location dans 350 gares de l’Hexagone. Et de nombreux voyageurs disposent d’un vélo pliant.
La forte baisse du trafic et du stationnement automobiles, ainsi que la transformation des autoroutes en voies urbaines ont libéré d’importants espaces dévolus aujourd’hui aux mobilités actives et aux transports publics, mais aussi à des jeux pour enfants, à de l’agriculture urbaine et à des parcs urbains. Les premiers niveaux des parkings souterrains sont tous réservés aux cycles.
À l’école, au « savoir rouler » a été ajouté le « savoir réparer ». Les filles plus minutieuses se révèlent particulièrement douées au grand dam des garçons vexés. Le vélo n’a jamais autant servi de support pédagogique, que ce soit en mathématique, en physique ou même en littérature ou en histoire. Dans les villes et campagnes calmées, les sorties à pied ou à vélo sont devenues aisées.