La Tribune
Déplacements à vélo : quand les statistiques nous jouent des tours
Les statistiques sont souvent dénigrées. On pourrait, paraît-il, « leur faire dire n’importe quoi ». C’est évidemment faux. Elles sont indispensables pour objectiver une situation, puis pour orienter l’action. Nous avons besoin d’enquêtes et de comptages pour savoir où nous en sommes et où nous allons. Mais les statistiques recèlent de nombreux pièges. Ce qu’elles révèlent ne correspond souvent pas à notre perception. Il faut apprendre à déjouer tous ces pièges et ce n’est pas si compliqué.
Des moyennes qui écrasent les différences
Les premiers résultats de la dernière ENTD (Enquête Nationale Transports et Déplacements), réalisée en 2018–2019, sont formels : la pratique du vélo stagne en France et reste marginale. Comme en 2010, 2,7 % seulement de l’ensemble des déplacements sont faits à vélo. Douche froide pour tous ceux qui prétendent, comme bibi, que la bicyclette est de retour !
Pourtant, si vous habitez dans la zone dense d’une grande ville, vous savez que la pratique du vélo y est en plein essor depuis des années. En revanche, si vous habitez en périphérie d’une grande ville, dans une ville moyenne ou à la campagne, vous serez assez d’accord avec ces statistiques, car vous désespérez que le vélo y soit vraiment pris au sérieux par les autorités. De même, la pratique de la bicyclette en plein essor dans les milieux éduqués sensibles à leur santé et à l’environnement, alors qu’elle tend à disparaître dans les milieux populaires, chez les personnes âgées qui ont toujours roulé en voiture et chez les adolescents accaparés par leur portable. Comme on le voit dans cet exemple, toute moyenne peut cacher d’importantes disparités ou des évolutions divergentes, selon les territoires comme selon les publics.
Une autre difficulté consiste à retracer l’évolution entre 2010 et 2019. Sans doute, entre ces deux moments, a-t-on assisté à un renversement de tendance, mais il faut mobiliser d’autres sources pour parvenir à y voir plus clair (voir le schéma ci-après). Enfin, les déplacements à vélo, entre autres, sont soumis à d’importantes variations saisonnières. Pour réduire ce problème, les responsables de l’ENTD ont décidé de collecter les données pendant l’année civile entière 2018–2019.
Ce type de résultat a été constaté dans bien d’autres agglomérations, notamment à Lille, Lyon, Grenoble et Paris.
En attendant la publication des résultats détaillés de l’ENTD qui nous en apprendront bien plus sur toutes ces évolutions, on peut déjà consulter l’excellente étude conduite par Nicolas Mercat : « Impact économique et potentiel de développement des usages du vélo en France » (Inddigo et Vertigolab pour l’ADEME, 2020, 374 p.).
Comptages ou enquêtes ?
Il existe deux grandes façons d’appréhender un phénomène répétitif (comme les déplacements à vélo) : soit par des comptages, soit par des enquêtes. À priori, un dénombrement est plus fiable qu’une enquête. C’est oublier que le comptage dépend des conditions de sa réalisation. Dans le cas du vélo, il est déjà impossible qu’il soit exhaustif, puisqu’il faudrait installer des compteurs dans toutes les rues. Il suffit ensuite qu’un compteur tombe en panne pour fausser les résultats. Et puis les vélos en carbone ne sont pas repérés par les boucles de détection, ni certains vélos pour enfants, etc.
En fait, une enquête bien menée est plus fiable qu’un comptage. Elle repose sur ce qu’on appelle la loi des grands nombres. On peut déduire d’une enquête auprès d’un échantillon limité de la population, mais construit pour être représentatif, ce qu’il en est pour la population toute entière. Les enquêtes sont en outre plus riches que les comptages, puisqu’on peut poser bien d’autres questions.
Les enquêtes ont cependant un gros défaut : elles sont coûteuses et il est donc impossible de les renouveler chaque année. C’est pourquoi on se contente le plus souvent de comptages, faute de mieux. Malgré leurs défauts, ils ont le mérite d’être disponibles en continu, une caractéristique fort utile pour repérer des évolutions. À condition toutefois que le contexte ne change pas : si les conditions de circulation sont modifiées (changement du plan de circulation, nouvel aménagement cyclable…), cela peut expliquer une évolution brutale des données recueillies. Les résultats des comptages doivent donc être assortis de commentaires détaillant les éventuels changements concernant chaque lieu de comptage.
Se méfier des évolutions à court terme
Que nous soyons favorables au vélo ou au contraire peu convaincus, nous sommes tous enclins à brandir les données qui confortent nos préjugés, et à ignorer les autres.
En temps normal, il est, en fait, toujours délicat de conclure à une évolution de l’usage du vélo à court terme, tant de nombreux phénomènes peuvent interférer. D’abord la météo: il suffit d’un hiver doux, d’un été sans canicule, de moins de pluie pour favoriser la pratique et inversement. Ensuite les transports publics : des perturbations, des travaux ou une grève peuvent inciter certains usagers à emprunter plus souvent leur vélo. Puis encore d’autres événements, comme des manifestations, des agressions, voire des attentats, ont aussi une influence.
Ces fluctuations sont possibles car la frontière entre les cyclistes et les non cyclistes est floue. Les cyclistes vraiment quotidiens sont en fait peu nombreux. Les cyclistes occasionnels le sont beaucoup plus : ils ne prennent leur vélo que deux ou trois fois par semaine, voire une seule fois ou encore moins souvent, mais sont prêts à s’y mettre plus régulièrement à la moindre occasion. Il est donc sage, avant de conclure, de prendre un recul de… plusieurs années ! Un délai insupportable pour les activistes, les critiques ou les élus.
En cas de crise, comme celle que nous vivons en ce moment, la situation est évidemment différente. Tout s’accélère, les crises ayant le plus souvent tendance à précipiter les tendances passées. C’est ainsi que la pratique du vélo s’envole en ce moment dans les grandes villes. Mais la question est alors de savoir si cette évolution sera durable, une fois la crise passée. Compte tenu des inerties en tout genre qui façonnent toutes les formes de mobilité, on peut en douter. En tout cas, une partie des cyclistes reprendra plus souvent les transports publics, d’autres pourraient aussi arrêter de cycler à la première avarie grave de leur vélo…
Si les crises s’enchaînent, ce qui pourrait bien arriver, il sera toutefois possible que l’on assiste à une croissance accélérée de la pratique du vélo.
Heure de pointe ou heure creuse
En milieu urbain, le vélo est surtout utilisé aux heures de pointe du matin et du soir pour se rendre aux lieux d’étude ou de travail puis en revenir. Comme le transport public, c’est un transport de masse, qui se joue des encombrements, surtout quand il bénéficie de voies réservées. Les cyclistes hésitent à rentrer chez eux à la pause de midi : trop fatiguant. À l’inverse, les automobilistes évitent, autant que possible, de se déplacer aux heures de pointe pour échapper aux encombrements et préfèrent les heures creuses de jour.
Résultat, les aménagements cyclables sont assez vides en milieu de matinée ou d’après-midi, alors qu’au même moment les rues peuvent être pleines de voitures. Il suffit donc de photographier, vers 10 h du matin, une rue bordée d’un aménagement cyclable et la balancer sur Twitter, pour prétendre que cet aménagement n’est pas utilisé, alors que ça coince pour les voitures. Là encore, seuls des comptages peuvent objectiver la situation et mettre tout le monde d’accord. Par exemple, on apprend qu’à Paris, sur le boulevard Sébastopol (l’axe sud-nord qui conduit du centre de Paris aux gares du Nord et de l’Est), il circule déjà plus de cyclistes à l’heure de pointe que de voitures, sur deux fois moins d’espace (la piste cyclable bidirectionnelle ayant 3 m de large, quand les deux voies pour les voitures font 6 m).
Parts modales ou distances parcourues ?
Une erreur fréquente consiste à croire que le comptage des différents types d’usagers en divers lieux de la ville permet de déterminer les parts modales. Si, par exemple, on voit dans les rues 1,5 fois plus de scooters et de motos que de cyclistes (comme c’était le cas en 2019 à Paris), on ne peut pas en déduire que les déplacements en deux-roues motorisé sont 50 % plus nombreux qu’à vélo, car il faut tenir compte des distances parcourues. Or, un usager en deux-roues motorisé faisant des distances à peu près doubles qu’un cycliste, il est deux fois plus visible. Dans notre exemple, les parts modales sont donc, en réalité, inverses : les déplacements à vélo sont 50 % plus nombreux qu’en deux-roues motorisé. À Paris, motards et scootéristes se croient encore majoritaires, alors qu’ils sont déjà devenus minoritaires depuis 2010.
Le phénomène est encore plus marqué quand on compare automobilistes et piétons. Ces derniers sont peu visibles dans la rue, notamment parce qu’ils parcourent de faibles distances, mais les déplacements à pied sont souvent bien plus nombreux que les déplacements en voiture dans les centres-villes.
Bref, les statistiques nous roulent parfois, mais nous aident aussi à rouler plus intelligemment.
Contact : frederic.heran@univ-lille.fr
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