Actuvélo

Vers la fin des quatre voies en ville ?

Les qua­tre voies en ville — et a for­tiori les 6 voies ou plus — sont des amé­nage­ments archaïques, tout droit issus d’une autre époque, celle du tout auto­mo­bile, quand les ges­tion­naires de la voirie don­naient la pri­or­ité à la voiture en toutes cir­con­stances, pour absorber un traf­ic en forte expan­sion (d’environ + 10 % par an, de 1950 à 1974).

Artères « largement dimensionnées »

Au cours des années 19501960, de nom­breuses artères con­stru­ites avant l’essor de l’automobile ont vu leur chaussée élargie au détri­ment des trot­toirs et des plan­ta­tions (pas moins d’une cinquan­taine de kilo­mètres, à Paris). Quant aux voies nou­velles con­stru­ites dans les quartiers de tours et de bar­res ou dans les villes nou­velles, elles devaient être « large­ment dimen­sion­nées »(1). De grandes artères sil­lon­nent ain­si les villes nou­velles de Cer­gy ou de Saint-Quentin-en-Yve­lines, le quarti­er de Mau­repas à Rennes, d’Hautepierre à Stras­bourg ou de La Vil­leneuve à Greno­ble.

Dans un tel con­texte, il n’était pas ques­tion de pren­dre un peu de place aux voitures pour créer des amé­nage­ments cyclables, car les cyclistes étaient con­sid­érés à l’époque comme un « pub­lic résidu­el »(2), voué à dis­paraître. Néan­moins, il a été par­fois prévu quelques pistes cyclables pour les « deux-roues légers » (vélos et cyclo­mo­teurs), comme à Marne-la-Val­lée ou à Vil­leneuve d’Ascq, des réseaux toute­fois peu cohérents et dis­con­ti­nus, pleins de chi­canes et s’interrompant à la moin­dre dif­fi­culté.

Des voies très dangereuses

Toutes ces qua­tre voies sont très dan­gereuses pour les modes non motorisés et con­cen­trent la plu­part des acci­dents. Car elles favorisent d’abord la vitesse des véhicules, surtout hors heure de pointe et notam­ment la nuit. Elles encour­a­gent aus­si les dépasse­ments, les véhicules lents pou­vant alors mas­quer les véhicules plus rapi­des. Elles allon­gent la tra­ver­sée des pié­tons et cela d’autant plus qu’existent des voies de tourne-à-droite ou de tourne-à-gauche aux car­refours. Elles imposent enfin des détours, puisqu’il n’est pas ques­tion de mul­ti­pli­er les tra­ver­sées pour éviter de per­turber le traf­ic. Des pas­sages dénivelés — passerelles ou souter­rains — sont par­fois réal­isés, mais ils imposent des efforts sup­plé­men­taires (détours + mon­tées) qui inci­tent les pié­tons et les cyclistes à franchir ces artères à niveau, à leurs risques et périls.

Ces voies devi­en­nent ce que les Anglo-sax­ons appel­lent des « bar­rières de traf­ic ». Con­crète­ment, beau­coup de par­ents inter­dis­ent à leurs enfants de tra­vers­er seuls et les per­son­nes âgées hési­tent à s’aventurer sur les pas­sages. Les temps de vert pié­tons sont en out­re cal­culés sur la base d’une vitesse de marche régle­men­taire d’1 m/s, soit 3,6 km/h : impos­si­ble à cette allure, pour une per­son­ne à mobil­ité réduite, de réus­sir à tra­vers­er sans que le bon­homme pié­ton passe au rouge avant d’atteindre l’autre rive : panique assurée. Les proches doivent dès lors accepter d’accompagner ces per­son­nes pour les aider à tra­vers­er en sécu­rité.

Pour les cyclistes, la prox­im­ité d’un traf­ic intense et rapi­de rend ces artères qua­si imprat­i­ca­bles, en l’absence d’aménagements cyclables, les oblig­eant à des détours par des ruelles par­al­lèles, quand elles exis­tent, ou à renon­cer à utilis­er leur vélo. Des ban­des cyclables étroites, non régle­men­taires et peu sécurisantes, sont par­fois ajoutées quand la largeur de la chaussée per­met de ne pas sup­primer de voies pour les voitures.

Un aménagement anti-urbain

Pour toutes ces raisons, les qua­tre voies sont à ban­nir en milieu urbain. C’est un amé­nage­ment anti-urbain qui ne devrait pas exis­ter dans toute ville cher­chant à devenir plus accueil­lante aux modes act­ifs.

Mais quand une asso­ci­a­tion de pro­mo­tion de la marche ou du vélo ose réclamer la réduc­tion du nom­bre de files de cir­cu­la­tion, beau­coup d’élus, con­seil­lés par les ges­tion­naires du traf­ic, répon­dent qu’il n’en est pas ques­tion, parce que cela entraîn­era d’inévitables bou­chons. Antic­i­pant une telle réponse et ne sachant pas com­ment répon­dre à cet argu­ment, la plu­part des asso­ci­a­tions n’osent pas for­muler une telle demande.

En fait, de très nom­breuses villes ont déjà trans­for­mé des 2x2 voies en 2x1 voie sans que ce soit la cat­a­stro­phe. Il est vrai que ce phénomène est surtout observ­able dans les grandes villes engagées dans une poli­tique de mod­éra­tion de la cir­cu­la­tion auto­mo­bile ou qui ont cher­ché à faire place à des lignes de tramway, comme Nantes(3), Greno­ble, Bor­deaux ou Paris(4). Il est aus­si con­staté dans les nou­veaux quartiers des années 1960, quand le traf­ic sur ces artères est man­i­feste­ment faible et qu’il n’y a aucun risque de bou­chon à réduire leur largeur. Mais il reste beau­coup à faire sur les artères encom­brées des villes moyennes.

Une aggloméra­tion comme Mâcon (100 000 habi­tants) est tra­ver­sée par la D906 (ex N6) sur 8 km, dont les 3/4 sont à qua­tre voies. Cer­tains tronçons au sud sont déjà à deux voies + des tourne-à-gauche au milieu, sans que cela gêne apparem­ment l’écoulement d’environ 20 000 véhicules par jour. Tout l’itinéraire pour­rait donc être traité !

Pour supprimer les 4 voies, apprendre à compter les véhicules

Il est temps de faire dis­paraître toutes ces 4 voies. Mais une telle déci­sion ne doit plus être lais­sée au bon vouloir des seuls ingénieurs traf­ic. Un groupe de tra­vail de pié­tons et cyclistes bénév­oles peut par­faite­ment acquérir des notions de base de ges­tion du traf­ic et dévelop­per des argu­ments visant à forcer la déci­sion. Voici com­ment.

Une voie rapi­de, sans car­refours, per­met de faire cir­culer au max­i­mum 2 000 véhicules par heure, par file et par sens. Mais une artère com­por­tant des car­refours à feux écoule deux fois moins de véhicules à l’heure par file et par sens. En ménageant toute­fois des tourne-à-droite ou des tourne-à-gauche aux car­refours les plus encom­brés, on peut aug­menter le débit de 20 à 50 %. Avec des gira­toires, le débit peut même être supérieur. Ain­si, à Nantes, le boule­vard de Sar­rebruck, passé en 1998 de 4 à 2 voies + gira­toires + amé­nage­ments cyclables + pas­sages pié­tons sécurisés, écluse 21 000 véhicules par jour et par sens, soit plus de 1 600 véhicules à l’heure de pointe(5).

Il faut donc met­tre son nez dans les don­nées de traf­ic et les obtenir. Comme ce n’est pas tou­jours facile, il reste une solu­tion sim­ple : 1/ se poster à l’heure de pointe (par exem­ple de 7h30 à 8h30), un mar­di ou un jeu­di hors vacances sco­laires, à un endroit stratégique et compter les véhicules (1 poids lourd = 2 voitures, 1 2RM = 0,5 voiture), 2/ met­tre au défi les autorités d’invalider ou non ces résul­tats, 3/ en déduire que cette 4 voies est inutile et peut pass­er à 2 voies, moyen­nant par­fois des voies pour tourn­er aux car­refours les plus impor­tants, et qu’il est donc pos­si­ble de les dot­er d’aménagements cyclables et de tra­ver­sées pié­tonnes avec îlot refuge cen­tral.

Sur un axe encom­bré 2 ou 3 heures par jour seule­ment, il suf­fit de mul­ti­pli­er le traf­ic à l’heure de pointe par 10 pour avoir à peu près le traf­ic par jour. Sur un axe bien plus encom­bré, il faut mul­ti­pli­er le traf­ic à l’heure de pointe par 12 ou 13. Et inverse­ment, pour pass­er du traf­ic par jour au traf­ic à l’heure de pointe.

S’il existe du sta­tion­nement lon­gi­tu­di­nal, mieux vaut installer les pistes cyclables entre le trot­toir et les voitures sta­tion­nées. Ne pas oubli­er le couloir per­me­t­tant de remon­ter jusqu’aux feux et les sas vélo. On peut aus­si accepter faute de mieux des couloirs bus-vélos les plus larges pos­si­ble.

Pren­dre de la place à la voiture ne coûte pas cher et per­met tout à la fois de mod­ér­er le traf­ic, de sécuris­er pié­tons et cyclistes et de sig­ni­fi­er aux auto­mo­bilistes qu’ils doivent désor­mais partager l’espace.

Notes :
(1) Formule très répandue à l’époque, utilisée notamment par Jean Poulit, l’ingénieur en charge de l’adaptation des villes françaises à l’automobile au début des années 1970.
(2) Expression encore utilisée au début des années 1980. Lire le témoignage de Jean Chaumien, fondateur de la FUB, dans Vélocité153.
(3) Marc Peroy, « Nantes transforme ses pénétrantes routières en boulevards urbains », Vélocité, n° 5051, janv.-avril 1999, p. 24.
(4) Florence Hanappe et Patricia Pelloux, « Les boulevards de la métropole, une transformation engagée », Note de l’APUR, n° 96, 2015, 8 p. En ligne.
(5) Yan Le Gal, Bonnes pratiques pour des villes à vivre : à pied, à vélo…, GART, 2000, 125 p.

 

Un article à lire aussi dans Vélocité n°154 — janvier-février-mars 2020, une publication de la FUB.