Résistances au changement : renouveler le regard sur les pratiques
En dépit de nombreux efforts entrepris pour parvenir à réduire l’usage de l’automobile dans les déplacements quotidiens sur l’agglomération lyonnaise, les dernières études statistiques (recensement INSEE 2008 et enquête ménages-déplacements 2006) montrent une complexification des trajets automobiles. Ceux-ci deviennent quantitativement, et en moyenne, à la fois moins nombreux, mais également beaucoup plus longs. Les pratiques automobiles changent peu à peu de lieux, deviennent de plus en plus insaisissables pour la statistique, mais restent néanmoins très résistantes au changement.
Certains éléments objectifs permettent de comprendre en partie les effets de masse, comme l’étalement urbain qui continue, ainsi que les polarisations fonctionnelles, tous deux à l’œuvre au niveau de la métropole lyonnaise (voir carte ci-dessous). L’indicateur utilisé ici est la différence entre l’évolution du nombre d’emplois crées sur une commune et l’évolution de sa population pour la période 1999–2008. Un élément frappant est la dynamique plus portée sur la création d’emplois dans les communes centrales, plutôt sur le territoire du Grand Lyon, même si des exceptions sont notables (Villeurbanne par exemple). A l’inverse, une majorité des communes situées en dehors du Grand Lyon ont accueilli plus de population que d’emplois sur la période 1999–2008. Il s’agit également, pour une grande partie, des communes où les habitants actifs prennent leur automobile à plus de 80% et pour se rendre sur un lieu de travail situé en dehors de la commune. L’étalement urbain continue, les distances s’agrandissent, et l’usage de l’automobile, certes moins visible en centre-ville, reste toujours aussi indispensable dans la mécanique de la périurbanisation.
L’habitude, la grande oubliée de la recherche en déplacements
Effets de distance et d’accès au foncier moins cher ? OK. Cela dit, le phénomène de résistance au changement est également perceptible chez des usagers de la route dans des communes plus denses, où des alternatives sont présentes, et où l’automobile est contrainte sur l’espace public. Les grandes dynamiques économiques n’expliquent pas tout, et il est nécessaire de mobiliser d’autres outils conceptuels pour comprendre les inerties observées. Dans le cadre d’un travail de recherche sur les résistances des automobilistes aux changements, nous avons identifié les habitudes comme un élément central pour interpréter les inerties modales. Or, les habitudes sont absentes ou très discrètes dans les modèles conceptuels et prospectifs du courant dominant actuel dans la recherche en transports, focalisés sur les choix, le plus souvent « économiquement rationnels » (au sens d’une optimisation constante des budgets temps-argent).
Mais de quelles « habitudes » parle-t-on ? Des petits gestes répétés et sans intérêts auxquels on ne prête plus attention ? Non. L’habitude, dont nous parlons ici, et dont nous cherchons à analyser la portée, dépasse de loin la définition courante de ce terme. Sur trois points essentiels. Tout d’abord, et contrairement aux idées reçues, l’habitude n’est pas un comportement répété de manière fréquente. L’habitude est quelque chose d’autre que le comportement en tant que tel. Il s’agit d’une série d’actions qui est apprise par la personne. Elle se construit par apprentissage formel (conduite accompagnée, leçons de conduite …) ou par l’expérience sur le temps long de certaines pratiques (automobiles, dans notre cas), puisque c’est « en forgeant qu’on devient forgeron ». Une fois formée, cette habitude est un potentiel qui pourra être déclenché dans une série de contextes stables et identifiés par la personne (aller au travail le matin, aller chercher ses enfants, …). Cela dit, et pour aller à l’encontre des idées reçues, la pensée consciente reste toujours présente, et toute habitude peut être sujette à des évaluations et critiques par la personne elle-même, ainsi que par son entourage. Enfin, les habitudes peuvent être considérées comme « rationnelles » d’un point de vue cognitif, puisqu’elles permettent une économie substantielle de recherche d’information, de délibérations qui prennent du temps. Sans habitudes incorporées, le quotidien deviendrait très vite trop compliqué.
Le sujet même des déplacements urbains oblige à revoir ce concept d’habitude pour le sortir du domaine exclusif de la psychologie. En effet, si les habitudes sont bel et bien des construits psychologiques, elles font appel à d’autres éléments à bien identifier. Tout d’abord les objets. Pas d’habitude sans objet, pas de trajet habituel le matin sans vélo ou voiture, que l’on aménage ou agrémente pour l’usage quotidien. Le social est également essentiel dans la formation et le maintien de certaines habitudes. Certaines sont privilégiées socialement, certaines ne le sont que dans certains milieux. Au-delà de ces éléments généraux, nous pouvons noter que les habitudes de déplacement sont composées de quatre catégories d’habitudes qui interagissent, mais qui sont construites autour d’une habitude modale principale, et pour un contexte stable donné (schéma ci-dessous).
Les résultats de nos travaux suggèrent l’existence d’habitudes synchroniques et qui sont inséparables de la question du mode. Par exemple, en comparant des personnes qui utilisent l’automobile tous les jours depuis plus de dix ans à un groupe de personnes utilisant l’automobile pour certains trajets épisodiques et depuis peu de temps, on s’aperçoit que les deux groupes développent des habitudes d’activités associées contrastées, qui les mènent même à des ressentis différents sur leurs pratiques de déplacements. Le groupe des « habitués » aura un usage du temps de déplacement intégrant plus d’activités, qui seront plus fréquentes également (par exemple, téléphoner, envoyer des SMS, écouter de la musique, penser à sa famille… en conduisant). Un sous-groupe de ces habitués privilégiera des activités professionnelles au sein des déplacements, tandis que d’autres privilégieront ces moments pour des discussions en famille (avec le passager) ou encore pour se détendre et bénéficier d’un moment de solitude choisi (écouter de la musique, regarder le paysage). Les habitudes (objets, savoirs-faires, etc.) permettent cela. Pour ce groupe des « habitués », le temps automobile est jugé très positivement, plutôt « utile » pour le premier sous groupe, « relaxant » pour le dernier, « nécessaire » pour d’autres. Au contraire, les conducteurs moins « habitués » développent moins d’activités au sein des déplacements, subissent beaucoup plus ce temps et parviennent bien moins à se libérer de l’activité de conduite (contrôle visuel, mains sur le volant, etc.). Ils associent ces temps à du stress, de la pénibilité, et du temps perdu. L’habitude d’un mode entraîne donc bien, de manière active, des apprentissages qui permettent de rendre le quotidien plus « utile » ou plus « agréable ». Ceci peut avoir lieu, même si à quelques centaines de mètres de chez soi, un bus pourrait vous amener sur votre lieu de travail, plus rapidement et avec un coût plus faible. C’est toute la puissance de l’habitude.
Retourner l’habitude et en faire un instrument efficace pour les politiques publiques
S’intéresser aux habitudes, est-ce une posture uniquement mal intentionnée ? Non, bien qu’il faille souvent argumenter sur ce point. Des travaux récents en psychologie sociale montrent que pour une personne ayant une série d’habitudes fortes autour d’un mode, l’habitude crée de fortes interférences entre une intention (de changement de mode, par exemple) et le comportement observable, effectif. De même l’habitude interfère également sur la relation entre les normes sociales et les comportements (mon entourage déteste l’automobile, mais mon habitude reste plus forte). En d’autres termes, l’habitude pourrait permettre d’expliquer ici une certaine forme d’impuissance des politiques publiques, en l’état actuel et pour le cas des déplacements. En effet, ces dernières tablent d’un côté sur une augmentation de la qualité de service des modes alternatifs, au détriment de l’automobile (limitation et valorisation du stationnement …) pour amener la personne à se réorienter vers une alternative économiquement plus efficace (au sens large) après délibération. Les habitudes, comme modalité dominante des comportements humains s’opposent à cela, lorsque le contexte est stable. Elles s’opposent également aux normes incitant au changement, que les politiques publiques souhaitent voir émerger, à grand renfort de campagnes promotionnelles.
Comme nous l’avons vu, les habitudes s’opposent en partie aux injonctions au changement issues des politiques publiques, telles qu’elles sont imaginées actuellement, bien qu’elles soient nécessaires, mais non suffisantes. Afin de concevoir de nouvelles modalités d’actions complémentaires, il conviendrait de penser l’habitude non seulement comme un agent conservateur, mais surtout comme ce qu’elle est : le mode de comportement dominant dans l’action humaine (au moins quantitativement). Certaines pistes de réflexions mènent aux « fenêtres d’opportunités » que représentent les changements dans le cycle de vie : entrée dans la vie active, déménagements, départ des enfants du foyer, emménagements … En effet, c’est à ces moments précis, où le contexte change, que de nouvelles habitudes peuvent émerger plus facilement. Alors, pourquoi ne pas imaginer de nouvelles formes d’action publique ciblant les nouveaux arrivants (ou d’autres publics) en leur offrant un abonnement TC (ou VLS, ou autre) sur quelques mois ? Les nouvelles habitudes (activités, activités dans le déplacement, habitudes de pensée) pourraient alors plus largement se construire autour d’autres modes de déplacement, rendant au passage ces nouvelles habitudes plus irréversibles, et faisant de l’automobile un objet inadapté et superflu dans la vie quotidienne.