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A quoi servent les pistes cyclables ?

Fin du XIXe siècle : améliorer le confort

Les pre­mières pistes cyclables sont apparues à la fin du XIXe siè­cle dans un but pure­ment touris­tique et pour amélior­er avant tout le con­fort des cyclistes. La bicy­clette, moyen de trans­port encore fort coû­teux, à peu près vingt fois plus chère qu’aujourd’hui, est alors réservée aux bour­geois qui l’utilisent pour aller se promen­er à la cam­pagne… et affirmer ain­si leur statut de priv­ilégiés.

Or, la plu­part des routes d’alors sont revêtues de gros pavés, sou­vent dis­joints, totale­ment imprat­i­ca­bles, ou bien en terre battue et vite trans­for­mées en bour­bier après quelques jours de pluie. Pour que les cyclistes puis­sent les emprunter, la solu­tion con­siste à créer des ban­des de roule­ment en macadam — un mélange de pier­res con­cassées passé au rouleau com­presseur et par­fois imprégné de bitume ou de goudron — en bor­dure des routes pavées ou dans les chemins. Ce ne sont pas à pro­pre­ment par­ler des pistes cyclables au sens actuel du terme, mais des « surlargeurs cyclables » et des chemins améliorés. Très vite, dans toute l’Europe, des asso­ci­a­tions influ­entes, rassem­blant des cyclistes issus de la meilleure société, récla­ment ce type d’aménagement aux autorités.

Le Tour­ing Club de France (TCF), né en 1890 sur le mod­èle anglais créé 12 ans plus tôt, obtient en 1897 une pre­mière piste cyclable, à Paris, avenue de la Grande-Armée (la rue qui pro­longe les Champs-Élysées au-delà de la place de l’Étoile). Cette avenue con­cen­tre une bonne par­tie des fab­ri­cants et marchands de cycles de la Cap­i­tale et per­met aux vélocipédistes parisiens d’aller des quartiers bour­geois de l’ouest jusqu’au Bois de Boulogne où ils peu­vent pédaler à leur aise et se restau­r­er au très chic Chalet du cycle(1).

Début du XXe siècle : écarter les cyclistes qui gênent

Mais, à par­tir de 1900, l’essor du traf­ic auto­mo­bile et surtout de sa vitesse entraî­nent d’im-portants con­flits avec les cyclistes. Les routes sont de plus en plus asphaltées, mais restent étroites. Les cyclistes trop lents per­turbent la cir­cu­la­tion. Ce sont des obsta­cles dan­gereux, qui accrois­sent la con­ges­tion, esti­ment bien­tôt les ingénieurs chargés du traf­ic(2). La piste cyclable appa­raît alors comme la solu­tion à ce prob­lème.

L’idée est avancée dès le pre­mier Con­grès inter­na­tion­al de la route qui se tient à Paris en 1908. Et quelques années plus tard, des ingénieurs néer­landais con­sta­tent que « la con­struc-tion de pistes cyclables le long des grandes voiries soulage la cir­cu­la­tion d’un élé­ment extrême­ment ennuyeux : le cycliste »(3). Le doc­teur Ruffi­er, grande fig­ure du cyclo­tourisme, com­prend par­faite­ment l’objectif : « Les pistes cyclables ne sont pas établies pour nous ren­dre ser­vice mais pour débar­rass­er les auto­mo­bilistes de notre présence… »(4) D’ailleurs, quand elles exis­tent, elles devi­en­nent oblig­a­toires. Plus ques­tion que des cyclistes encom­brent la chaussée, même s’ils sont encore beau­coup plus nom­breux que les auto­mo­bilistes.

Hélas, cet amé­nage­ment est coû­teux. En France, le réseau routi­er très dévelop­pé étant assez dégradé, l’urgence est de le répar­er et de le mod­erniser. Il n’y a pas de bud­get pour des pistes, sauf excep­tions, par exem­ple le long des nationales les plus fréquen­tées à la sor­tie des grandes villes, ou lors de la réal­i­sa­tion d’une voirie de pres­tige comme le Grand Boule­vard reliant Lille à Roubaix et Tour­co­ing, inau­guré en 1909. En 1939, il exis­tait env­i­ron 1 200 km de pistes cyclables, estime l’historien des réseaux André Guillerme. Ailleurs, les cyclistes doivent se con­tenter des petites routes.

Aux Pays-Bas, en Alle­magne, au Dane­mark ou en Suède, où le réseau routi­er est beau­coup moins dense, la piste cyclable s’impose plus facile­ment. Mais les cyclistes sont partagés, car elle com­plique sou­vent leurs tra­jets tout en les ren­dant plus sûrs. En Ital­ie ou en Espagne, pays bien plus pau­vres et au traf­ic moin­dre, des pistes ne sont guère envis­age­ables.

Après la Seconde Guerre mondiale : des pistes en déshérence

En France, jusqu’au milieu des années 1950, les cyclistes sont encore très nom­breux, mais la motori­sa­tion de la société est en plein essor et les amé­nage­ments cyclables sont peu à peu délais­sés, non entretenus, ou sup­primés au prof­it d’un élar­gisse­ment des routes. Quelques pistes sont encore réal­isées mais glob­ale­ment le linéaire se réduit : en 1974, il en reste 950 km en piteux état. Aux Pays-Bas et au Dane­mark, des pays alors sans indus­trie auto­mo­bile, la motori­sa­tion est plus tar­dive et les pistes sont mieux préservées. Puis la sit­u­a­tion s’y dégrade égale­ment.

Il faut atten­dre la crise de l’énergie de 1974, pour que le pat­ri­moine vieil­lis­sant des pistes cyclables soit soudain con­sid­éré tout autrement. Et si le vélo pou­vait con­stituer une alter­na­tive au moins par­tielle à l’automobile éner­gi­vore et pol­lu­ante ?

Les pistes cyclables peuvent-elles gêner le trafic automobile ?

Telle est la ques­tion essen­tielle qui se pose à par­tir du milieu des années 1970 et encore aujourd’hui. En France, en 1975, le SETRA (ancêtre du CETUR devenu CERTU et enfin CEREMA) sort d’urgence trois guides con­sacrés aux deux-roues légers (vélos et cyclo-moteurs), aux pié­tons et aux voies urbaines, qui pré­conisent la sépa­ra­tion des cir­cu­la­tions pour « don­ner à chaque cir­cu­la­tion une vitesse cohérente avec ses besoins »(6). Autrement dit, pas ques­tion de touch­er aux prérog­a­tives de l’automobile en ville et de brid­er sa vitesse. Seules les pistes cyclables sont réelle­ment encour­agées, tout en recon­nais­sant dès le départ qu’il ne sera pas pos­si­ble d’en met­tre partout, faute de place.

Aux Pays-Bas, au début des années 1970, les habi­tants excédés par l’envahissement auto-mobile et la mon­tée des nui­sances — de nom­breux enfants qui jouent dans la rue se font écras­er — récla­ment des rues calmées et une baisse de la vitesse des voitures. En 1996, dans les villes nou­velles d’Almere et Lelystad, puis ailleurs, les autorités expéri­mentent une nou­velle solu­tion. Dans les quartiers, les modes peu­vent cohab­iter à moins de 30 km/h et le tran­sit est sup­primé (pas de tra­ver­sées de part en part). Sur les artères en revanche, les flux sont séparés et des pistes cyclables amé­nagées, en prenant au besoin de la place à la voiture (sup­pres­sion d’une file de cir­cu­la­tion ou de sta­tion­nement dans chaque sens).

Ce sont ces principes néer­landais d’aménagement, d’« inté­gra­tion » des flux dans les quartiers et de « ségré­ga­tion » des flux sur les artères(7) qui se sont dif­fusés ensuite en Alle­magne puis dans toute l’Europe, y com­pris aujourd’hui en France.

L’histoire des pistes cyclables nous enseigne finale­ment, que l’enjeu prin­ci­pal n’est pas directe­ment la sécu­rité des cyclistes, mais leur con­tri­bu­tion ou non à la mod­éra­tion de la cir­cu­la­tion auto­mo­bile. Autrement dit, per­me­t­tent-elles de pren­dre de la place à la voiture et de réduire ain­si le traf­ic et sa vitesse ou au con­traire d’écarter les cyclistes de la chaussée pour gên­er le moins pos­si­ble les usagers motorisés ?

Notes :

(1) CERTU, Recom­man­da­tions pour des amé­nage­ments cyclables, CERTU, Lyon, 2000, 108 p.
(2) Jacques Ser­ay, La reine bicy­clette, Le pas d’oiseau, Toulouse, 2009, p. 4369.
(3) Adri Albert de la Bruhèze et Ruth Olden­ziel, « Con­test­ed Spaces: Bicy­cle Lanes in Urban Europe, 19001995 », Trans­fers, vol. 1, nr 2, 2011, p. 35.
(4) Ton Welle­man, The Dutch bicy­cle mas­ter­plan. Descrip­tion and eval­u­a­tion in an his­tor­i­cal con­text, Min­istry of Trans­port, Pub­lic Works and Water Man­age­ment, The Hague, 1999, p. 22.
(5) James Ruffi­er, cité dans http://www.gymruffier.com/ruffier-cycliste.html
(6) SETRA, Amé­nage­ments en faveur des cyclistes et cyclo­mo­toristes, Les Amé­nage­ments en faveur des pié­tons, Les Voies urbaines – Guide tech­nique, SETRA, Bag­neux, 1974 et 1975.
(7) Tom Gode­frooij, “Seg­re­ga­tion or Inte­gra­tion? The Dutch approach”, Velo Mon­di­al 2000, Ams­ter­dam, juin 2000.

Un article à lire aussi dans Vélocité146 — mai-juin 2018, une publication de la FUB.