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Lutter contre la vélo-phobie, mode d’emploi

La “désauto­mo­bil­i­sa­tion” de cer­taines grandes villes ne plaît pas à tout le monde. On a pu lire sur de nom­breux médias français des déc­la­ra­tions intem­pes­tives de per­son­nal­ités, jour­nal­istes, poli­tiques, médecins même, qui fusti­gent le cycliste d’« irre­spon­s­able » (enten­du sur RTL à pro­pos du port du casque). A l’instar d’outre-manche où on les appelle les « voy­ous en Lycra », les cyclistes se voient sou­vent accol­er les sobri­quets de « bobos bien-pen­sants », « khmers verts », et autres joyeusetés. Olivi­er Raze­mon évo­quait dans un arti­cle «“Le bobo”, cet être égoïste et stu­pide qui ne se déplace pas comme moi ». Jean-Lau­rent Cas­se­ly dans un autre arti­cle analyse avec brio le phénomène du «vélo-bash­ing », en France mais aus­si à l’international. Inti­t­ulé « com­ment le vélo est rede­venu un sujet poli­tique », le jour­nal­iste expose com­ment le vélo sym­bol­ise des divi­sions sociales et les dynamiques de gen­tri­fi­ca­tion des métrop­o­les. Un arti­cle du Guardian de Peter Walk­er nous mon­tre qu’en Grande-Bre­tagne, cela va jusqu’à la vio­lence physique et au sab­o­tage. On n’en est certes pas là en France, mais les oppo­si­tions à la pié­ton­ni­sa­tion des voies sur berges à Paris a représen­té le cli­max de cette « vélo-pho­bie ».

Un proverbe dit « d’abord ils vous ignorent, ensuite ils se moquent de vous, puis ils vous com­bat­tent, et enfin vous l’emportez ». Les mil­i­tants vélo sont-ils bien con­scients que la phase actuelle est celle d’une con­flict­ual­ité intense ? Sont-ils prêt à l’assumer ?
La haine du vélo mérite d’être com­prise. C’est une étape pour bas­culer pro­gres­sive­ment vers une nou­velle con­cep­tion de la mobil­ité. Voyons ici quelques pistes pour ten­ter de « répon­dre » aux objec­tions présen­tées plus haut.

image : CCO

Les différents types de vélo-phobie

Pour sché­ma­tis­er, nous pou­vons class­er les objec­tions au développe­ment du vélo en qua­tre caté­gories, car­ac­térisées par des inter­pel­la­tions imag­i­naires que l’on peut enten­dre en réu­nion publique, dans la rue, en action mil­i­tante.

Les cyclistes sont des voy­ous de la route, met­tent les autres usagers en dan­gers, et se met­tent d’ailleurs eux-mêmes en dan­ger » — le corol­laire de cette posi­tion est qu’il faut ren­dre le port du casque oblig­a­toire.

« La voiture est le vecteur direct de notre civil­i­sa­tion avancée », et pour lut­ter con­tre ses exter­nal­ités néga­tives, « créons plutôt de nou­velles solu­tions de mobil­ité per­son­nelle moins pol­lu­antes plutôt que de pro­mou­voir l’archaïsme et la lenteur » — corol­laire poten­tiel : « il faut créer des autoroutes solaires. »

« Le droit de cir­culer est con­sti­tu­tion­nel », « vous ne con­sid­érez pas mes besoins de déplace­ments », « l’État s’engraisse sur le dos des auto­mo­bilistes », « com­ment je fais pour faire mes cours­es en vélo ? Vous avez pen­sé à la crois­sance ? »

Le vélo, c’est un truc de Bobo …
c’est parce que vous êtes jeunes…
en bonne san­té…
riche.

Rich­es de ces appren­tis­sages, que pou­vons nous faire ?

Sortir du totalitarisme anti-voiture

Dans les réac­tions épi­der­miques qui s’expriment ça et là, il y a l’idée d’une volon­té « hégé­monique » du vélo, d’un total­i­tarisme (sic) anti-voiture, etc., donc d’une dan­gereuse pri­va­tion de lib­erté. Aus­si injus­ti­fiée soit la cri­tique, elle appelle une com­mu­ni­ca­tion adap­tée à la men­tal­ité ambiante. Car en réal­ité, les reven­di­ca­tions des mil­i­tants vélo sont assez mod­érées.
Un mil­i­tant vélo (ou « anti-voiture ») ne peut pas nier la red­outable effi­cac­ité de l’automobile lorsque le sys­tème qui l’accompagne fonc­tionne : con­fort, vitesse, autonomie pour beau­coup de cas.
Une véri­ta­ble poli­tique vélo con­traint for­cé­ment l’usage de la voiture. Beau­coup de per­son­nes sont désor­mais « pris­on­nières » de ter­ri­toires qui ne peu­vent pas exis­ter sans un usage immod­éré de la voiture. Ce qui appelle donc à un peu de com­pas­sion.

En réal­ité, il nous faut deman­der de l’équité dans l’espace pub­lic. Non pas juste de l’espace. Chang­er d’ère sig­ni­fie d’abord que l’usage libre de la voiture soit lim­ité par la lib­erté de tous les usagers de l’espace pub­lic. Le vélo est un out­il au ser­vice de l’inclusion de tous les usagers, surtout des plus faibles, dans l’espace pub­lic. De ce point de vue, le vélo ne peut être tenu comme vecteur d’une restric­tion de la lib­erté.

Le vélo partout et pour tous

Les poli­tiques cyclables se sont jusqu’à présent con­cen­trées sur les cen­tre-villes. Pour­tant, il ne manque pas d’études qui pointent le poten­tiel de développe­ment du vélo dans les ter­ri­toires qui subis­sent encore une baisse de la port-modale, comme dans le péri­ur­bain [Note du CEREMA] ou [Note de la Fab­rique Ecologique].
De même, en ville, les usagers quo­ti­di­ens du vélo sont plutôt des CSP+[Usagers et déplace­ments à vélo en milieu urbain — analyse des enquêtes ménages déplace­ments, CEREMA]. Pour­tant, cela ne veut pas dire que le vélo ne cor­re­spond qu’à leurs besoins. D’autres études met­tent en avant le poten­tiel vélo bien au-delà de ces publics [Com­ment estimer le poten­tiel cyclable d’un ter­ri­toire? Une appli­ca­tion sur l’agglomération lil­loise, S. Math­on, P. Palmi­er, CETE Nord-Picardie, 2012].
Le vélo peut égale­ment représen­ter un moyen essen­tiel de lib­erté pour cer­tains publics. Isolés et non-motorisés, de nom­breuses per­son­nes sont aujourd’hui pris­on­nières des trans­ports en com­mun ou de la con­duite d’un proche. On peut ain­si s’appuyer sur les témoignages de femmes des quartiers pop­u­laires recueil­lis lors des séances de vélo-école : l’apprentissage du vélo est pour elles l’occasion d’une véri­ta­ble libéra­tion !

Met­tre en avant l’ambition du vélo pour tous et dans tous les ter­ri­toires est un mot d’ordre crédi­ble et inat­taquable.

Changer et subvertir les mots

Puisque la bataille médi­a­tique joue avant tout sur les mots, il peut être oppor­tun de les choisir soigneuse­ment. En par­lant par exem­ple de «per­son­ne qui fait du vélo» plutôt que de cycliste, comme nous y invite une asso­ci­a­tion mil­i­tante de Seat­tle.

Ce retourne­ment lex­i­cal pour­rait nous inciter à mod­ér­er la ten­dance par­fois un peu fétichiste de l’objet vélo dont font preuve cer­tains acteurs qui en font la pro­mo­tion. Un vélo n’est pas un doudou, comme la voiture ne devrait pas être une exten­sion de l’humain. Les mil­i­tants du vélo ne sont pas (que) des représen­tants d’usagers, ils agis­sent pour le bien com­mun. Brent Toder­ian, urban­iste cana­di­en, explicite bien cette approche :
« Lorsqu’on amé­nage une ville pour les voitures, c’est un échec pour tout le monde, dont les auto­mo­bilistes. Lorsqu’on amé­nage une ville mul­ti-modale, ça fonc­tionne pour tout le monde, y com­pris les auto­mo­bilistes. »

Pour aller plus loin, le mil­i­tan­tisme vélo peut s’appuyer sur des tech­niques de com­mu­ni­ca­tion mil­i­tante [cf. Ce très intéres­sant ouvrage Guéril­la kit, Mor­jane Baba, Ed. La Décou­verte, 2008]. Il s’agit de men­er une « guerre séman­tique » : sub­ver­tir les signes et les fig­ures des dom­i­nants, dans notre cas, d’un sys­tème auto­mo­bile bien inté­gré.

L’ironie et la par­o­die per­me­t­tent de met­tre à jour l’absurde des ten­ants d’une pra­tique immod­érée de la voiture. Dans ce domaine, il y a quelques exem­ples de comptes Twit­ter par­o­diques :
@40milliardsdeB : Offrir des fleurs n’est pas couch­er, embrass­er n’est pas tromper et 30km\h au dessus de la lim­ite n’est pas un crime
@LilleEnVoiture Pour une ville vivante acces­si­ble à tous en voiture. Con­tre le har­cèle­ment des auto­mo­bilistes par les socia­lo-bobos-éco­los et leurs vélos

Imag­i­nons une stratégie de créa­tion de pseu­do-exper­tise qui collerait pré­ten­du­ment à la logique que l’on souhaite juste­ment dénon­cer, en la pous­sant jusqu’à l’absurde. Par exem­ple, en présen­tant le rap­port d’un vrai-faux expert ou d’un think tank qui chercherait à mon­tr­er com­ment la pra­tique auto­mo­bile va s’effondrer si l’on ne fait rien pour con­tr­er une répar­ti­tion équitable et effi­cace de l’espace pub­lic. Avec un peu de chance, un tel rap­port serait repris avec sérieux par « nos adver­saires », comme un cheval de Troie.

Il s’agit glob­ale­ment d’occuper l’espace médi­a­tique, et ouvrir un nou­veau « front cul­turel », à la manière du philosophe bien recy­clé Anto­nio Gram­sci : « dévelop­per une bataille qui porte sur la représen­ta­tion du monde tel qu’on le souhaite », en occu­pant l’espace (médi­a­tique, cul­turel, pub­lic­i­taire.)

La domestication des cyclistes inciviques

Il est impor­tant de rel­a­tivis­er l’accidentologie cycliste, telle que présen­tée par la Sécu­rité Routière ou la FUB. Ses chiffres ne sont pas si impor­tants que ce que préjuge le sens com­mun. Les acci­dents mor­tels survi­en­nent en très grande majorité hors-aggloméra­tion, frap­pant d’abord des cyclistes sportifs aguer­ris.
Jim Sak­sa, dans un arti­cle titré « Pourquoi vous détestez tant ces con­nards de cyclistes » nous expose que « le biais de néga­tiv­ité » explique « le fait que les événe­ments négat­ifs mar­quent davan­tage que les posi­tifs . Ain­si « une fois qu’un clown à deux roues a man­qué se tuer avec votre voiture, vous décidez furieuse­ment que les cyclistes sont des con­nards, opin­ion qui sera dif­fi­cile à ébran­ler mal­gré tous les faits, sta­tis­tiques ou argu­ments sus­cep­ti­bles de prou­ver le con­traire ».
Néan­moins, il est irre­spon­s­able de nier les inci­vil­ités et les impru­dences de per­son­nes à vélo. Il y a effec­tive­ment des acci­dents très graves à vélo. Il y a effec­tive­ment des usagers de la rue par­ti­c­ulière­ment vul­nérables (per­son­nes âgées, enfants en bas âge, PMR) vic­times de per­son­nes roulant sur les trot­toirs, refu­sant la pri­or­ité aux pas­sages pié­tons, etc.

Cela ne peut pas faire de mal de rap­pel­er à l’ordre les per­son­nes inciviques, qu’elles soient à vélo ou en voiture.

Comme les lob­bys auto­mo­biles qui dis­tinguent les « con­duc­teurs respon­s­ables » des chauf­fards, les asso­ci­a­tions d’usagers gag­nent sur deux tableaux à dis­tinguer le bon grain de l’ivraie. Elles par­ticipent à l’apaisement des rela­tions entre usagers, au moins à la marge. Et elles gag­nent en crédi­bil­ité et en cap­i­tal sym­pa­thie auprès des élus et des per­son­nes les plus vul­nérables de l’espace pub­lic.

Pro­mou­voir la cour­toisie, ça fait du bien à la société dans son ensem­ble : un petit sourire, un « allez-y mon­sieur-madame, je vous en prie » et hop, la journée com­mence de belle augure. Qui sait, un-e cycliste per­son­ne à vélo qui ray­onne de joie et d’amour autour de lui fait peut-être plus pour la cause du vélo que tous les recours aux tri­bunaux admin­is­trat­ifs pos­si­bles ?

Les leçons à tirer de la voiture

Le développe­ment de la voiture, aus­si triste nous rend-il, peut faire office d’inspiration dans la dynamique de développe­ment du vélo que nous souhaitons. Comme l’explique Fréder­ic Héran, les pre­miers codes de la route ont été créés par les « auto­mo­bile-clubs ». Ces ini­tia­tives privées trou­veront ensuite une con­créti­sa­tion dans le Code de la route adop­té en 1922. Ce tra­vail de cod­i­fi­ca­tion visait deux mou­ve­ments : — dis­ci­plin­er les con­duc­teurs, de plus en plus nom­breux et sources d’un nom­bre crois­sant d’accidents (60 000 à Paris en 1920), et par là même tra­vailler à l’acceptabilité de la pra­tique, — par­ticiper à l’adaptation de la rue à la voiture : le pié­ton, aver­ti cour­toise­ment de l’approche d’un véhicule, doit désor­mais se ranger. L’émergence d’un Code de la route a donc pour con­séquence de per­me­t­tre le développe­ment de la voiture dans des villes inadap­tées et face à une opin­ion publique pas spé­ciale­ment favor­able (F. Héran, Le retour de la bicy­clette, éd. La Décou­verte, 2014, p.53).

Aujourd’hui et dans ce même esprit, les lob­bys auto­mo­biles font la pro­mo­tion « d’une con­duite respon­s­able », sont pour la « respon­s­abil­i­sa­tion des con­duc­teurs », ou bien sont « con­tre les chauf­fards ». C’est sans doute ce qui les autorise donc à lut­ter con­tre une répres­sion « aveu­gle » ou « absurde ». Et à défendre le statu quo.