Les décisions se prennent en fonction de représentations, d’idées préconçues, de prénotions disent les sociologues, de schémas mentaux préfèrent dire les psychologues, de référentiels affirment les politistes (les spécialistes de science politique). Bref, nous ne décidons pas de façon rationnelle, sur la base de faits qu’il suffirait d’observer ou d’arguments qu’il suffirait d’entendre, mais de nos représen-tations. En matière de déplacement, celles-ci s’élaborent avant tout à partir de nos propres pratiques. Or, en zone peu dense, les décideurs sont surtout des hommes actifs qui se déplacent presque toujours en voiture1.
Autrement dit, pour convaincre un élu, un technicien ou toute autre personne des avantages du vélo, les meilleurs arguments ne servent pas à grand chose, même en déployant des trésors de pédagogie ou la plus grande éloquence. Ce sont les représentations qu’il faut changer. Et pour cela, il est essentiel de révéler d’abord ce qu’elles sont, c’est-à-dire de déconstruire le discours dominant.
Quand la priorité est accordée aux motorisés
Or, ce discours en zone peu dense a un nom : il s’appelle « le tout automobile ». Pour beaucoup, cette expression est un simple slogan. Pourtant, on peut lui donner un contenu clair et une traduction concrète2. Le tout automobile peut être défini comme la priorité accordée à l’automobile en toutes circonstances. Les autres modes de déplacement ont le droit de se développer, à condition qu’ils ne gênent en rien ou très peu le trafic auto. Ce qui veut dire que les piétons, les cyclistes et les usagers des transports publics ne sont pas prioritaires dans les préoccupations, les financements, les aménage-ments. C’est particulièrement vrai dans le cas des cyclistes : quantité négligeable, ils sont dès lors complètement négligés, quand ce n’est pas méprisés.
Les rares aménagements existants sont révélateurs de cet état d’esprit. Les réalisations conster-nantes foisonnent et bien des cyclistes le vivent comme une humiliation. D’abord, il n’est pas question de donner la priorité aux usagers d’une piste cyclable aux carrefours. Sur la première voie verte de France, Cluny-Givry (44 km), créée en 1997 à la place d’une voie ferrée, les cyclistes ne sont jamais prioritaires, même quand ils traversent un simple chemin de terre utilisé par trois tracteurs dans l’année. À chaque croisement, soit environ tous les kilomètres, pas moins de 14 panneaux, panon-ceaux et potelets ont été installés pour amener les dangereux cyclistes qui oseraient passer en trombe à s’arrêter au stop, pied à terre. Heureusement que le ridicule ne tue pas.
Innombrables obstacles
Ensuite, le revêtement laisse souvent à désirer. Il s’agit fréquemment de stabilisé peu roulant avec formation rapide de nids de poule, une solution qui n’est pas plus écologique que de l’enrobé, au contraire, explique l’AF3V. Et quand de l’enrobé existe, il ressemble à de la tôle ondulée, parfois rapiécée, soulevée par des racines, déformé par le poids des tracteurs, constellé de diverses plaques d’accès à des réseaux que l’on préfère mettre sous les pistes plutôt que sous la chaussée pour ne pas gêner le trafic automobile lors des travaux de réfection de ces réseaux, condamnant pour un temps l’aménagement cyclable, sans alternative prévue.
En outre, d’innombrables obstacles encombrent les pistes : des poteaux en dur censés dissuader les automobilistes de pénétrer sur l’aménagement, mais sources d’accidents graves pour les cyclistes (l’auteur de ces lignes en sait quelque chose), d’invraisemblables chicanes qui interdisent aux cyclistes avec remorques ou troisième roue ou aux tandems et autres vélos couchés d’y pénétrer (un comble !), des sections trop pentues, une bande de roulement si étroite qu’il est délicat de s’y croiser, de brusques tournants obligeant à fortement ralentir, un éclairage absent ou déficient en milieu urbain et les éternels mini-bordures ou caniveaux trop profonds (une douzaine sur la Flow vélo en arrivant à Cognac par l’ouest) qui cassent les roues…
Quant à l’entretien, il est souvent négligé : feuillages, branches et même ronces qui avancent, boues, sables ou flaques après la pluie, feuilles mortes durant l’automne, neige et verglas en hiver…
Mais le pire, ce sont les détours imposés aux cyclistes, faute de traitement des coupures linéaires (les voies rapides, les voies ferrées et les rivières et canaux), comme si les aménagements cyclables ne pouvaient servir qu’aux loisirs. De fait, ils se retrouvent inutilisables pour aller au travail ou faire les courses. Le franchissement des rocades qui entourent tant de villes est un casse-tête pour les cyclistes : les rares lieux de franchissement sont souvent saturés de trafic et hyper dangereux et les passerelles ou souterrains, quand ils existent, mal indiqués, peu accessibles, non éclairés… Le jalonnement, parfois lacunaire ou erroné, en devient compliqué, contraignant à des changements de direction incessants, difficiles à repérer et à comprendre. À défaut, le cycliste se retrouve obligé de suivre un jalonnement conçu pour les automobilistes pour qui un détour n’est pas un problème. Un difficile apprentissage du territoire est donc presque toujours nécessaire.
Pour une démarche pragmatique
Comment dénoncer toutes ces déficiences auprès des élus et techniciens, sans être inutilement agressif ? Suffit-il, par exemple, de réclamer un revêtement correct, l’absence de poteau au milieu de la piste ou la coupe des ronces qui s’avancent ? Certainement pas. Il faut partir de ce qu’ils connaissent, de la norme qu’ils ont intégrée, bref, de leurs représentations. Ce qui donne : « Est-ce que, sur la route que vous empruntez en voiture entre votre domicile et votre travail, vous accepteriez d’être obligé de louvoyer entre de gros nids de poule, de devoir éviter des poteaux peu visibles situés au milieu de la chaussée ou que la carrosserie de votre voiture soit rayée par des branches ? Et, en l’absence de toute route pour les voitures, accepteriez-vous d’emprunter une piste fréquentée uniquement par d’énormes camions ? » Ils découvrent ainsi que si les cyclistes sont si rares en zone peu dense, ce n’est pas par désintérêt de la population pour le vélo, mais parce qu’il est difficile, dangereux ou même impossible d’y circuler à bicyclette.
L’étape suivante consiste à parvenir à les amener sur le terrain, en organisant une première sortie à vélo qui sera l’occasion de découvrir concrètement les problèmes rencontrés sur des trajets réels qui devraient normalement être faisables : de tel hameau jusqu’aux commerces de la commune, d’un quartier excentré jusqu’à l’école, de la petite ville à la zone d’activités, du bourg au terrain de foot,… Puis de renouveler régulièrement l’expérience. L’exercice mérite d’être complété par des visites dans des territoires plus avancés en la matière, de façon à s’inspirer des bonnes pratiques et d’échanger avec d’autres responsables politiques, administratifs ou associatifs. On rentre ainsi dans une démarche pragmatique d’apprentissage progressif, en échappant à tout discours moralisateur ou culpabilisateur.
Tout ce travail doit naturellement déboucher, air plus connu, sur la mise en place au niveau de l’intercommunalité, d’un schéma directeur des aménagements cyclables et plus largement sur une politique cyclable visant à mettre en place un système vélo en cohérence avec une politique de modération de la circulation automobile, par réduction des vitesses et encadrement du stationnement.
Notes :
(1) Werner Brög et Erhard Erl, « Les transports mécanisés à courte distance. Importance du trafic non motorisé pour la mobilité dans nos villes », dans Les déplacements à courte distance, rapport de la 96e table ronde d’économie des transports. CEMT, OCDE, 1994, p. 5–69.
(2) Voir Frédéric Héran, « La remise en cause du tout automobile », Flux, n° 119–120, 2020, p. 90–101.