Heureux hasard : la précédente chronique titrait : « Vers la fin des quatre voies en ville ? » pour faciliter la création d’aménagements cyclables. La crise sanitaire devrait soudain accélérer la tendance. Espérons que les arguments avancés dans l’article permettront de rendre les aménagements provisoires définitifs. Reste cependant à envisager une mesure complémentaire : la suppression de files entières de stationnement quand la réduction du nombre de files de circulation est impossible. Utopique ? Les cas se multiplient pourtant dans le monde et même en France.
Disons-le tout de suite, cette chronique risque d’énerver tous ceux qui ont difficilement obtenu dans leur ville quelques rares pistes ou bandes cyclables régulièrement envahies par du stationnement illicite. Ne faudrait-il pas déjà commencer par verbaliser les contrevenants plus souvent ? Dans ces conditions, comment imaginer un seul instant supprimer des files entières de stationnement pour réaliser des pistes cyclables ?
En attendant que la crise sanitaire actuelle accélère peut-être le processus, regardons déjà ce qu’il en est aujourd’hui. Le fait est que dans les artères étroites ne comportant que deux files de circulation et autant de stationnement, pour créer des aménagements cyclables sécurisés, la seule solution consiste à supprimer le stationnement, en conservant toutefois des places pour les livraisons, les artisans et les handicapés. C’est la conclusion logique de nombreuses villes dans le monde.
Mais au fait, pourquoi réduire le stationnement automobile ?
Pour deux raisons principales. D’abord pour libérer de l’espace, non seulement pour les cyclistes, mais aussi pour bien d’autres usages des espaces publics : plantations, bancs, promenades, jeux pour enfants… Les villes doivent être faites pour les humains et non pour les voitures (un slogan inventé dans les années 60). Ensuite, pour réduire le trafic automobile. La facilité de stationnement est une puissante incitation à utiliser une voiture, que ce soit pour de cours trajets comme pour se rendre au travail. Or, quelques contraintes suffisent à rendre l’automobiliste plus raisonnable : utiliser son garage ou un parking plutôt que laisser sa voiture dans la rue, essayer d’autres modes de déplacement.
Et justement comment s’y prendre ? Deux méthodes complémentaires : la réglementation et la tarification (interdire le stationnement ou le rendre payant). L’espace public n’est pas gratuit : il doit être créé, éclairé, nettoyé, entretenu, planté, embelli, surveillé. Il n’y a aucune raison pour que les automobilistes l’utilisent à leur seul profit gratuitement. D’autant qu’en milieu urbain, les taxes qu’ils payent sont loin de couvrir le coût de toutes les nuisances qu’ils provoquent. Il serait donc normal qu’ils s’acquittent toujours d’une redevance d’occupation du domaine public, comme le font les commerçants pour leurs étals ou les restaurateurs pour leur terrasse.
Quelques exemples à l’étranger
À Copenhague, pour créer des aménagements cyclables confortables, la fédération des cyclistes danois réclame depuis longtemps la suppression de files de stationnement sur les artères(1). Mais ses exigences se heurtent à l’opposition farouche des commerçants (air connu). Sur Nørrebrogade, l’artère très commerçante qui traverse le quartier nord de la ville jusqu’au centre, tout stationnement est interdit depuis longtemps et deux pistes cyclables unidirectionnelles de 2,50 m à 4 m de large chacune écoulaient 48 400 cyclistes par jour en 2016, soit autant qu’un tramway. Ce record sans doute mondial est possible grâce notamment à la fameuse « onde verte » pour cyclistes (une synchronisation des feux permettant de circuler à l’heure de pointe à la vitesse constante de 20 km/h).
Sur Vesterbrogade, à l’ouest du centre, le stationnement a été supprimé en 1993. Aujourd’hui, il y circule 42 000 cyclistes par jour. Il est question de faire de même sur Istedgade, une voie parallèle. mais les commerçants s’y opposent. Sur Frihavngade, au nord, les pistes cyclables unidirectionnelles de 2,50 m de large posent problème, car elles longent des voitures en stationnement, non sans risque d’accident. Leur suppression est là encore demandée, mais les autorités temporisent. Car, depuis 2005, il a été décidé de ne plus réduire le nombre de places de stationnement dans le centre : toute place supprimée le long d’une artère doit être compensée par la création de places en épis dans les rues de desserte des quartiers ou par la construction de parkings souterrains. Ces deux possibilités étant aujourd’hui épuisées, il faudra bien revenir un jour sur cet accord.
À Oslo, les 650 places de stationnement situées dans les rues de l’hypercentre (1,7 km2) sont en cours de suppression pour développer les aménagements cyclables et créer de nouveaux espaces publics, non sans de vives critiques de l’opposition municipale(2).
À Londres, la réalisation de pistes cyclables (appelées pompeusement cycle superhighways entre 2008 et 2018) a supprimé des dizaines de places, mais dans des artères souvent étroites où les places de stationnement étaient déjà rares.
Enfin, au Japon, il est tout simplement interdit de stationner dans la rue dans toutes les villes de plus de 100 000 habitants. Lors de l’achat d’une voiture, il faut prouver que l’on dispose d’une place dans un garage et l’utiliser en toutes circonstances. Pour la police, les contrôles deviennent fort simples : tout véhicule à l’arrêt, hors attente à un feu rouge ou livraison, est en infraction.
Et en France ?
À Paris, la réalisation du plan vélo, voté à l’unanimité du Conseil municipal en 2015, nécessite un nouveau partage des espaces publics, pour faire place à de vraies pistes cyclables. Le résultat est parfois spectaculaire. À l’été 2018, dans la rue Froidevaux (650 m de long), 200 places, situées des deux côtés, ont disparu au profit d’une bidirectionnelle de 3 m de large ! Cette rue longe côté nord le cimetière du Montparnasse (peu habité…), mais elle jouxte côté sud un quartier résidentiel très dense. De même, avenue de Flandre (1,5 km), des pistes cyclables unidirectionnelles situées de part et d’autre du terre-plein central ont remplacé des centaines de places de stationnement. Idem rue Lecourbe (2,4 km) avec la création d’une piste cyclable unidirectionnelle à contresens de cette rue à sens unique. Quelques dizaines de places en moins aussi rue du Faubourg-Saint-Antoine, rue du Château Landon ou rue d’Aubervilliers.
À vrai dire, Paris est peut-être la ville du monde qui a supprimé le plus de places de stationnement au profit des cyclistes et sans susciter de vives protestations. Les Parisiens ont de moins en moins de voitures et les parkings souterrains sont sous-utilisés. Au point que la ville pourrait carrément supprimer toutes les places de stationnement sur voirie. Elle a d’ailleurs prévu d’en enlever encore 60 000 lors de la prochaine mandature, après être déjà passée de 350 000 places en 1990 à 130 000 aujourd’hui.
À Grenoble, les premiers kilomètres aménagés du Chronovélo (le nom du réseau vélo structurant de la ville) ont déjà donné lieu à la suppression d’environ 80 places de stationnement sans soulever d’indignation. Il existe, là encore, des capacités de stationnement dans les parkings souterrains de la ville. Idem à Nantes, pour le prolongement de l’axe nord-sud vers le nord où quelques places ont sauté. À Lille, la réalisation de plusieurs DSC ont aussi remplacé quelques places…
Il est désormais clair que la création d’un réseau cyclable efficace dans les agglomérations françaises ne pourra se faire sans restriction du stationnement et pas seulement par suppression de files de circulation, car partout où ça coince il faudra bien réduire la place démesurée accordée à toutes ces voitures immobiles, 95 % du temps, qui saturent l’espace public. Le mouvement est en marche. Il ne s’arrêtera plus et finira par atteindre les villes plus petites.