Le système vélo, c’est comme le risotto…
Sur la question de l’intégration des usagers du vélo en circulation, l’objectif d’une association d’usagers devrait être de plaider pour un plan ou un schéma directeur vélo (bref, un document programmatique pluriannuel) associant trois composantes essentielles concernant la voirie et plus largement l’espace public :
- La modération de la circulation des véhicules motorisés, tant en matière de vitesses pratiquées que de volumes ;
- Un plan de circulation global ;
- Et des aménagements en site propre sur les grands axes, réalisés au détriment de l’espace octroyé à l’automobile.
Faisons un parallèle gastronomique. En cuisine, le risotto requiert une attention très particulière, tant au niveau de la qualité des ingrédients que de leur dosage ou de la cuisson. Les composantes d’un système vélo, comme les ingrédients d’un risotto, sont à la fois dissociables et irréductiblement liées.
Un plan vélo qui ne s’attache pas sérieusement aux trois composantes citées ne peut être qu’incomplet, incohérent et déficient. La quasi-totalité des plans vélos évacue au moins une ou deux de ces composantes et il n’est pas rare que ce soit carrément les trois.
Le « Guide des aménagements cyclables » de Paris en Selle, souvent valorisé pour ses chapitres sur les aménagements en site propre et le traitement des intersections, ne s’y trompe pas. Il consacre une partie entière à la modération de la circulation, notamment celle des volumes de véhicules, considéré comme aussi déterminant que l’apaisement des vitesses. Ainsi, on peut y lire en p.33 que « séparer les vélos du trafic motorisé n’implique pas de créer des pistes cyclables partout, bien au contraire. Un vélo aura un sentiment de sécurité élevée si les véhicules motorisés sont très peu nombreux et roulent calmement ».
Néanmoins, il faut arranger le plat à sa sauce : il n’y a pas de recette standardisée. Suivant le contexte, la demande sociale et les opportunités, la conception et la mise en place d’un système vélo nécessitent tantôt de travailler à diminuer le transit sur un axe jugé problématique par les riverains, tantôt de construire une passerelle faisant figure de nouveau repère dans un quartier, ou bien encore d’aménager modestement les entrées et sorties de zones 30. N’empêche, il ne faut pas négliger l’apport précieux de chacun des ingrédients… et l’attention constante que nécessite la préparation de la recette. On ne lâche pas un risotto en cours de préparation !
Aucune agglomération à la hauteur
A cet égard, pas un seul plan vélo récent conçu par les services d’une agglomération française n’intègre sérieusement la question de la hiérarchisation du réseau viaire et de la modération des volumes de circulation motorisée par des dispositifs de restriction du transit. Y compris ceux des métropoles arrivées en tête de l’édition 2019 du baromètre vélo.
Le nouveau plan de circulation de Lille, malgré ses effets spectaculaires sur la baisse du trafic automobile au profit du vélo, reste cantonné à l’hypercentre lillois et n’a guère d’impact sur l’ensemble de la métropole. Grenoble a esquissé ce travail à l’échelle métropolitaine : le programme « Cœurs de Ville, Cœurs de Métropole » ne se limite pas à la nouvelle zone à trafic limité ou à l’extension du plateau piétonnier grenoblois. Mais là encore, sauf dans la ville-centre, ce programme n’est pas à proprement parler intégré à la « feuille de route vélo ».
Il vaut mieux préférer saisir une opportunité (la fermeture soudaine d’un axe routier, la publication d’une enquête choc sur la pollution locale, voire, malheureusement, un accident dramatique) pour franchir un seuil plus ambitieux, quitte à faire attendre les plus pressés. Sous peine que le plan vélo ne soit bloqué par des controverses violentes, tel un risotto qui, préparé au mauvais moment, se retrouve figé…
La réalisation des réseaux structurants en site propre est également peu avancée à l’échelle des agglomérations. Grenoble, où la réalisation du réseau chronovélo est planifié jusqu’en 2022, et Strasbourg, qui a pris des années de retard dans la réalisation de son réseau Vélostras, ont encore beaucoup d’efforts à mener pour parvenir à des réseaux aussi attractifs et efficaces que d’autres agglomérations européennes comme Copenhague, Amsterdam, Anvers, Brême ou Malmö. à Bordeaux, qui a rétrogradé en cinquième place dans sa catégorie au dernier baromètre, la requalification des boulevards intérieurs se fait attendre.
Adapter l’ambition, mais rester ambitieux
Certes pour des villes plus petites, la congestion n’est pas un problème immédiat et l’urgence de « produire » du report modal semble moindre. Dans ce cas, il est plus pertinent et légitime de hiérarchiser les propositions. Tout en gardant à l’esprit que sans équiper de pistes en site propre les artères et boulevards à l’échelle des centres-villes, sans créer un réseau de pistes à haut niveau de service à l’échelle de l’agglomération, cette dernière n’a aucune chance de voir le vélo occuper un rôle aussi structurant qu’il pourrait l’être. C’est la même chose que lors de votre dîner : si votre risotto n’était décidément pas fameux et qu’il pèse sur l’estomac, quand bien même votre antipasto ou votre panna cotta en dessert ont fait excellente impression, vos convives resteront sur leur faim et hésiteront à revenir…
Faute d’un système vélo complet, cohérent et performant, les publics susceptibles de se mettre en selle resteront un groupe minoritaire de personnes sûres d’elles et prêtes à prendre pour l’amour du guidon des itinéraires qui ne sont ni directs, ni continus, ni sécurisés.
L’expérience des agglomérations où le vélo tient un rôle structurant le montre : elles ne se sont pas contentées de « petits pas », mais ont agi sur tous les leviers en même temps, certes étape par étape et pas forcément avec le même volontarisme sur chaque levier, mais avec une vision holistique et ambitieuse. Parfois, comme à Copenhague, Séville ou Bordeaux, deux mandats ont suffi à actionner ces leviers suffisamment haut pour faire largement progresser la pratique.
Un réseau cyclable de qualité pour changer l’image du vélo
Les éléments non « matériels » dans un système vélo — la partie crémeuse du risotto, si vous préférez — sont plus nombreux qu’on ne le croit : il y a bien sûr les règles et les normes (nationales et locales) ou encore la question des campagnes de prévention, de sensibilisation et de communication. Mais il ne faut surtout pas négliger les problématiques d’accès individuel au vélo, les compétences et l’appropriation nécessaires pour permettre au maximum de personnes de s’en emparer, de le considérer comme une habitude normalisée.
A ce titre, il est vrai qu’il ne suffit pas de multiplier les pistes pour que tout un chacun reconsidère subitement son organisation, son mode de vie, bref toute sa trajectoire socio-familio-professionnelle. Et dépasse soudainement ses peurs, idées reçues et autres raccourcis sur le vélo : trop dangereux, instable, lent… Dans l’optique d’une politique cyclable intégrée, les mesures destinées à améliorer ce potentiel de mobilité à vélo pour chaque individu ne sont nullement à sous-estimer : encouragements fiscaux en faveur des déplacements pendulaires à vélo, apprentissage aux écoliers, communication ciblée…
Reste qu’un réseau cyclable, la partie al dente de votre recette, est indispensable pour éviter la cohabitation dans un environnement conçu par et pour l’automobile, résorber les coupures, rendre efficace les déplacements à vélo, et au final transformer son image : en donnant de la visibilité et de la légitimité au vélo, un réseau participe à transformer les aspirations, les valeurs et les habitudes des habitants.
Un réseau cyclable ne se contente donc pas seulement d’assurer et de renforcer la « praticité » du mode vélo : il charge de significations et de représentations positives l’expérience des usagers et l’image véhiculée par ce mode. C’est pourquoi le confort, la cohérence et le design soigné du réseau constituent des aspects déterminants de la réussite d’un système vélo. Exactement comme la qualité du bouillon et la cuisson du riz pour votre risotto !