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Les vélorues vont conquérir les villes françaises, épisode <span class="numbers">4</span> : vélorues cosmétiques <span class="caps">VS</span> vélorues fonctionnelles, des enseignements à tirer

Bruxelles, cas d’école de la “vélorue cosmétique”

En 2019, la région de Brux­elles-Cap­i­tale a réal­isé un audit de la mise en place de ses pre­mières rues cyclables (le terme util­isé en Bel­gique pour désign­er une vélorue). Le retour d’expérience sur celle inau­gurée en 2013 dans une con­tre-allée de l’avenue Louise est lucide et édi­fi­ant : cette vélorue a été conçue sur le papi­er comme un dis­posi­tif de décourage­ment du traf­ic motorisé au prof­it des cyclistes, en s’appuyant seule­ment sur des pan­neaux et des mar­quages de pic­togrammes vélos se répé­tant à inter­valles réguliers sur toute la largeur de chaussée.

Avant sa mise en place, les vélos ne représen­taient que 8% du traf­ic dans la rue. Aucune mesure n’a été prise pour restrein­dre le tran­sit ou sim­ple­ment mod­ér­er les vitesses. Les amé­nageurs ont peut-être eu l’espoir que de nou­veaux pan­neaux entraîn­eraient un afflux de nou­veaux usagers, qui prendraient de sur­croît leur place dans la cir­cu­la­tion motorisée, et que celle-ci entam­erait son déclin. Par ailleurs, la vélorue n’était nulle­ment reliée à un réseau cyclable con­tinu et sécurisé, qui est tou­jours qua­si inex­is­tant à Brux­elles. Enfin, ni la région ni la ville n’ont mis en place de cam­pagne d’information glob­ale et mul­ti­sup­ports sur le con­cept et de rue cyclable et les com­porte­ments atten­dus, à des­ti­na­tion des usagers et des riverains.

Bref, la rue cyclable de l’avenue Louise cumu­lait trop de hand­i­caps pour avoir la moin­dre chance de fig­ur­er au rang des vélorues exem­plaires, ce qu’est venu rap­pel­er dans un bilan sévère l’IBSR, l’organisme chargé de la sécu­rité routière en Bel­gique : le vol­ume de traf­ic motorisé, déjà trop impor­tant avant la créa­tion de la rue cyclable, est resté trop élevé après (2 à 3 fois supérieur aux vol­umes max­i­maux recom­mandés), le nom­bre de cyclistes est resté le même, et la vélorue n’a eu aucun effet sur les vitesses pra­tiquées (40 km/h en moyenne, alors que la rue est à 30). Avenue Louise, le vélo n’a pas réus­si à s’imposer mal­gré la volon­té ini­tiale d’agir pour don­ner plus de place au vélo, faute de con­cep­tu­al­i­sa­tion de l’aménagement. La sig­nal­i­sa­tion s’est avéré pure­ment cos­mé­tique, ne répon­dant à aucune fonc­tion : ni la répar­ti­tion modale, ni le design, ne fai­saient écho au souhait des amé­nageurs.

En France, quelques expérimentations peu ou non concluantes

Adapter le con­cept de vélorue au con­texte français ne va pas de soi. Les amé­nageurs en ont rarement enten­du par­ler, et lorsque c’est le cas, ten­tent de s’en faire une idée à l’aune de ce qui existe déjà dans la régle­men­ta­tion : l’aire pié­tonne, apparue dans les années 1970, ou la zone de ren­con­tre, intro­duite formelle­ment dans le Code en 2008. Il arrive que la vélorue soit même envis­agée par des élus comme un bon out­il de com­mu­ni­ca­tion pour attester de la prise en compte des cyclistes. Quand elle se lim­ite à quelques pan­neaux et mar­quages, c’est en effet une aubaine pour se racheter une image de cycla­bil­ité à peu de frais. Soulignons qu’aux Pays-Bas, même si le pan­neau représen­tant un cycliste blanc devant une voiture rouge sur fond bleu est devenu le stan­dard, cer­taines com­munes jugent la pose des pan­neaux inutiles, tant la con­fig­u­ra­tion par­le d’elle-même.

Ce n’est qu’en 2017 que Stras­bourg, qui a une tra­di­tion d’innovations et d’expérimentations en matière de cycla­bil­ité depuis les années 1980, expéri­mente ses pre­mières vélorues. Mais il s’agit surtout pour les pou­voirs publics de réduire le risque de con­flits d’usage entre pié­tons et usagers du vélo, dans une ville où beau­coup de pistes se situent au niveau des trot­toirs. Avec l’augmentation régulière de la pra­tique, ces itinéraires sont de moins en moins effi­caces et adap­tés à la demande. L’objectif était donc de “bas­culer” des usagers sur la chaussée, avec à terme la per­spec­tive de la sup­pres­sion des anciens amé­nage­ments pour sanc­tu­aris­er les espaces pié­tons. Deux de ces rues sont étroites mais le traf­ic motorisé n’y est pas nég­lige­able et à l’heure de pointe, les cyclistes sont som­més de cohab­iter avec ce traf­ic. Seule la vélorue quai du Brulig sem­ble plus per­ti­nente, puisque cette rue rési­den­tielle fait la liai­son entre deux tronçons du réseau à haut niveau de ser­vice. Excep­tion européenne, Stras­bourg compte prob­a­ble­ment la seule vélorue lim­itée à 50 km/h, boule­vard de la Vic­toire — ce qui sem­blerait une aber­ra­tion en Flan­dre ou aux Pays-Bas.

À Greno­ble, la seule vélorue exis­tante se situe quai Jongkind, dans le quarti­er de l’Île-Verte, où la cir­cu­la­tion auto­mo­bile était déjà faible. Même si l’ambiance paysagère est remar­quable, la rue ne fait pas par­tie d’un itinéraire struc­turant et direct pour les cyclistes… et on y compte de fait très peu de vélos.

Le cas bor­de­lais est plus intéres­sant. La rue Dandi­colle, rec­tiligne et reliant directe­ment dif­férents quartiers à un CHU et des sites uni­ver­si­taires, était déjà emprun­tée par un nom­bre impor­tant de cyclistes, mais unique­ment dans un seul sens (le dou­ble-sens cyclable n’avait pas été instau­ré). Le traf­ic auto­mo­bile était rel­a­tive­ment impor­tant et rapi­de, et des riverains souhaitaient plus de tran­quil­lité. Le sens de cir­cu­la­tion a été changé, grâce à ses sens uniques alternés. Ensuite, une fois les change­ments d’habitude adop­tés et le test d’un pre­mier mar­quage peu sat­is­faisant, un tapis de couleur claire a été posé sur la chaussée, inter­rompu à inter­valles réguliers de pic­togrammes. Les cyclistes peu­vent désor­mais cir­culer d’est en ouest, ou inverse­ment, alors que la rue n’est plus con­tin­ue dans un sens ou l’autre pour les auto­mo­bilistes. Prob­lème : le traf­ic vélo est devenu qua­si équiv­a­lent au traf­ic auto­mo­bile, mais il est encore loin d’être supérieur.

Le design de l’aménagement reste à mi-chemin entre les autres exem­ples français et les Pays-Bas. Comme la rue n’a pas été encore requal­i­fiée, la chaussée est encore trop basse par rap­port au trot­toir pour ne pas que la rue con­serve un aspect routi­er. Out­re Greno­ble, des aggloméra­tions comme Caen, Dijon ou Lille n’ont pas fait ce choix, préférant inau­gur­er des vélorues qui n’en sont pas.

Vue d’artiste de la rue du Château-d’Eau à Paris, trans­for­mée en vélorue. Cette rue du 10e arrondisse­ment per­met de reli­er facile­ment la place de la République (via le boule­vard de Magen­ta) et le quarti­er de la Porte-Saint-Denis. Sur la sec­tion com­prise entre le boule­vard Sébastopol et la rue du Faubourg-Saint-Denis en par­ti­c­uli­er, elle est déjà util­isée par des mil­liers de cyclistes chaque jour, et peu de voitures y cir­cu­lent depuis un change­ment de plan de cir­cu­la­tion (Flo­ri­an Le Vil­lain pour Paris en Selle). La rue du Château-d’Eau est com­posée de trois sec­tions prin­ci­pales très dif­férentes, et le traf­ic y est très faible une autre sec­tion. La troisième sec­tion sert d’itinéraire malin pour échap­per à la con­ges­tion. Cette vue d’artiste représente cette troisième sec­tion trans­for­mée en vélorue.

Le con­cept de vélorue est pré­cis et plus sub­til qu’il n’y paraît au pre­mier abord. Les inter­pré­ta­tions français­es en sont encore à un stade assez super­fi­ciel. L’aménagement ne reflète ni con­cept ni fonc­tion claire, inscrit dans un référen­tiel adap­té au con­texte local (usages, besoins, état du réseau, traite­ment de points noirs, vocab­u­laire de la voirie, régle­men­ta­tion). Préal­able­ment à tout pro­jet d’aménagement, l’analyse du con­texte local est indis­pens­able pour ori­en­ter les choix et les principes d’aménagement en respec­tant les critères du référen­tiel — et apporter les con­di­tions favor­ables à la mise en place d’une vélorue. Sur le plan du design, inté­gr­er une vélorue dans un secteur pat­ri­mo­ni­al sauve­g­ardé représente un défi. On peut imag­in­er des revête­ments clairs qui s’adaptent aux matéri­aux, reflè­tent les couleurs et les tons de l’architecture ver­nac­u­laire (con­struc­tions anci­ennes) — et per­me­t­tent, cou­plés à la plan­ta­tion d’arbres, de lut­ter con­tre les effets d’îlots de chaleur urbaine.

Reste qu’en ter­mes de com­mu­ni­ca­tion, il vaut mieux ne pas utilis­er le terme de “vélorue” quand il s’agit en fait de met­tre en place des amé­nage­ments plus clas­siques de mod­éra­tion de la cir­cu­la­tion et de partage de la rue – où ni dans la con­cep­tion, ni dans les faits, l’usage du vélo ne domine.

Vue d’artiste d’une rue du quarti­er à dom­i­nante rési­den­tielle Saint-Mar­tin à Rennes, avec ban­des de rabat­te­ment, revête­ments dif­féren­ciés, main­tien du sta­tion­nement et plan­ta­tion d’arbre en pleine terre (Image : Flo­ri­an Le Vil­lain).