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Les vélorues vont conquérir les villes françaises — épisode <span class="numbers">1</span> : leurs origines, en Allemagne et aux Pays-Bas

Plusieurs can­di­dats aux prochaines élec­tions munic­i­pales ont un nou­veau mot à la bouche quand ils sont amenés à par­ler mobil­ités dans leur cam­pagne : la vélorue. Ils sont aus­si divers que la maire sor­tante de Paris (PS) Anne Hidal­go (qui en promet une dans chaque arrondisse­ment), le maire sor­tant de Greno­ble (EELV) Eric Piolle ou les can­di­dats Car­ole Gan­don (LREM) à Rennes et Alain Fontanel (LREM) à Stras­bourg. Des asso­ci­a­tions d’usagers du vélo et des col­lec­tifs de riverains en récla­ment, comme Monta’vélo 82 à Mon­tauban, Rayons d’Action à Rennes, l’ADAV à Lille ou encore des habi­tants du quarti­er Fontaines à Toulouse.

Les comp­tages de plusieurs grandes villes (Paris, Greno­ble, Rennes, Lyon, Lille…) mon­trent des aug­men­ta­tions de la pra­tique du vélo à deux chiffres, soutenues et régulières. Alors que la sen­si­bil­ité aux con­di­tions de cir­cu­la­tion des cyclistes pro­gresse, le rééquili­brage entre l’espace occupé par les auto­mo­bilistes, celui des trans­ports en com­mun de sur­face et celui des usagers du vélo soulève la prob­lé­ma­tique de la trans­for­ma­tion de rues dom­inées par le traf­ic auto­mo­bile à des “rues pour tous”, adap­tées à la mul­ti­modal­ité et plus ouvertes à la vie locale au détri­ment de la seule fonc­tion cir­cu­la­toire. Or, les dis­posi­tifs tra­di­tion­nels — mise en zone 30, en zone de ren­con­tres, pié­ton­i­sa­tion — ne sont pas tou­jours con­cil­i­ables avec des déplace­ments à vélo effi­caces et con­fort­a­bles, que de nom­breuses villes souhait­ent favoris­er pour encour­ager le report modal depuis la voiture indi­vidu­elle.

C’est dans ce con­texte qu’apparaissent en France depuis 2017 des vélorues, une qual­i­fi­ca­tion de voirie encore mécon­nue mais promise à un fort développe­ment. Notre pays en compte désor­mais une dizaine, alors qu’aux Pays-Bas les fiet­straat­en se sont répan­dues par cen­taines un peu partout depuis une ving­taine d’années. En France, Stras­bourg a inau­guré les pre­mières, mais Greno­ble, Bor­deaux, Lille, Caen, Dijon en comptent au moins une cha­cune, ain­si que la petite ville de Pon­tar­li­er (Doubs).

Les vélorues telles qu’elles sont conçues en France n’ont rien à voir avec le stan­dard néer­landais qui a fait ses preuves, et s’est con­cep­tu­al­isé pour répon­dre à des fonc­tions pré­cis­es. Pour l’instant, les pre­miers “exem­plaires” français sem­blent dans cer­tains cas répon­dre davan­tage à des final­ités de com­mu­ni­ca­tion. Cepen­dant, au vu de l’augmentation des flux vélos dans cer­taines villes-cen­tres, elles sont amenées à devenir inévita­bles dans des villes où les flux de vélos sont déjà nota­bles (en par­ti­c­uli­er en heure de pointe), ou bien là où les autorités locales souhait­ent forte­ment aug­menter cet usage et réduire par­al­lèle­ment la place de l’automobile.

Une vélorue à dou­ble sens de cir­cu­la­tion générale, aux Pays-Bas. Le pan­neau sig­ni­fie : “Vélorue — L’automobile est invitée”

Les con­traintes d’accès aux éner­gies fos­siles et leur coût crois­sant, la stag­na­tion du pou­voir d’achat depuis 2008 (inédite depuis la Sec­onde Guerre mon­di­ale), la lutte con­tre le change­ment cli­ma­tique : ces quelques com­posantes con­di­tion­nent l’évolution de nos déplace­ments quo­ti­di­ens dans le monde occi­den­tal. Prenons comme hypothèse l’émergence d’une nou­velle séquence dans la décen­nie qui s’ouvre : la tran­si­tion vers une mobil­ité plus sobre, décar­bonée et s’inscrivant dans une plus grande prox­im­ité (autrement dit, décrois­sante en ter­mes de dis­tances par­cou­rues). La vélorue pour­rait être un avatar sur l’espace viaire de cette nou­velle séquence, celle d’un urban­isme plus com­pact et mixte, d’une cycla­bil­ité opti­misée, d’une ville mul­ti­modale, durable, lente à vitesse rapi­de – pour faire référence à la for­mule du géo­graphe Guy Baudelle.

Aux Pays-Bas, la mul­ti­pli­ca­tion des vélorues a con­tribué à ren­forcer la cycla­bil­ité ambiante — le poten­tiel d’accueil des ter­ri­toires à tous les usagers — en apaisant la cir­cu­la­tion motorisée et en per­me­t­tant des con­ti­nu­ités. La façon dont est  appréhendée et con­cep­tu­al­isée la vélorue est déter­mi­nante dans sa capac­ité à fig­ur­er par­mi les mar­queurs d’un tour­nant vers un sys­tème éco­mo­bile et une ville durable. Dans cette per­spec­tive, l’ambition de cette série d’articles est de pré­cis­er les fonc­tions d’une vélorue, de rap­pel­er ce qu’elle n’est pas (au regard du stan­dard néer­landais, le plus abouti), de don­ner quelques principes de con­cep­tion et de tir­er les enseigne­ments de vélorues réal­isées ailleurs qu’aux Pays-Bas, notam­ment en France. Mais d’abord, remon­tons le fil de l’histoire des amé­nage­ments en faveur du vélo chez nos voisins européens.

 

Un peu d’histoire

Nous sommes en 1978, dans le nord-ouest de l’Allemagne. Brême est une ville qui a déjà une solide répu­ta­tion cyclable et s’est dotée des pre­miers fonde­ments d’un sys­tème vélo : les usagers prof­i­tent déjà d’un réseau cyclable embry­on­naire, un sys­tème de vélos en libre-ser­vice a été expéri­men­té (avant La Rochelle en France) et une vélo­sta­tion a été instal­lée en gare.

Le jeune référent à la cir­cu­la­tion de Brême, Klaus Hinte (futur représen­tant de l’ADFC, l’équivalent alle­mand de la Fédéra­tion française des Usagers de la Bicy­clette), s’inquiète des con­séquences de la présence crois­sante de la voiture dans sa ville, qui sem­ble incon­trôlable.

En effet, la cir­cu­la­tion et le sta­tion­nement pren­nent tout l’espace disponible, alors que Brême compte de nom­breuses rues étroites, y com­pris dans des quartiers rési­den­tiels comme Find­orff. Il s’y tient un marché très pop­u­laire auquel de nom­breuses per­son­nes vien­nent à vélo. Le traf­ic auto­mo­bile ne cesse d’augmenter aux abor­ds du marché, le sta­tion­nement devient anar­chique et les cyclistes ten­tent de se fray­er un chemin dans des con­di­tions déli­cates.

Un plan de cir­cu­la­tion antérieur avait ten­té d’optimiser l’espace pour l’automobile en intro­duisant des sens uniques dans Find­orff, comme ce fut le cas un peu partout en Europe à par­tir des années 1950. Mais ces sens uniques imposent des détours aux cyclistes alors que le quarti­er, du fait du pro­fil de ses rues, ne se prête pas à une cir­cu­la­tion auto­mo­bile si intense. De fait, de nom­breux cyclistes per­sis­tent à pren­dre les rues en sens inter­dit pour rejoin­dre plus directe­ment le marché. Dans Herb­st­straße, un des prin­ci­paux axes rec­tilignes du quarti­er, les véhicules se bous­cu­lent.

Frap­pé lors d’un voy­age à Ams­ter­dam par les pre­mières rues apaisées et le principe d’adaptation de la cir­cu­la­tion auto­mo­bile aux pié­tons et aux vélos, Klaus Hinte imag­ine une régle­men­ta­tion expéri­men­tale de zone cyclable (Fahrrad­zone). La vélorue de Herb­st­straße (qui n’a plus ce statut depuis 2004) est le fruit de ses réflex­ions.

Klaus Hinte a l’idée d’autoriser les cyclistes à rouler dans les deux sens dans cette rue à sens unique, afin d’autoriser ces pra­tiques exis­tantes et d’inciter les cyclistes à emprunter cet itinéraire en toute légitim­ité. Il a l’intuition géniale que la co-vis­i­bil­ité des usagers, la réduc­tion du traf­ic de tran­sit et la dis­tinc­tion de l’espace dédié au vélo par un revête­ment col­oré favoris­eront non seule­ment le sen­ti­ment de sécu­rité des cyclistes mais réduiront aus­si réelle­ment l’accidentologie.

La pre­mière vélorue (Fahrrad­straße) alle­mande, à Brême, conçue par Klaus Hinte en 1978, a fait l’objet de mar­quages et de pan­neaux expéri­men­taux (Images : All­ge­mein­er Deutsch­er Fahrrad-Club).

Ses idées inspireront le Stras­bour­geois Jean Chau­mien, à l’époque prési­dent-fon­da­teur du CADR67 (l’une des pre­mières asso­ci­a­tions d’usagers du vélo en France) et de la FUB. La pre­mière con­férence européenne Velo-city, en 1980, se tient d’ailleurs à Brême. Jean Chau­mien, très sen­si­ble à l’apaisement de la cir­cu­la­tion et au bien-être des citadins, est mar­qué par l’initiative brê­moi­se. En 1983, il réus­sit à con­va­in­cre les autorités de Stras­bourg d’instaurer des pre­miers dou­ble-sens cyclables de France dans l’hypercentre de la cap­i­tale alsa­ci­enne, afin d’éviter les détours à vélo et d’apaiser, à l’époque, la pres­sion motorisée.

Alors que plusieurs vélorues exis­tent déjà dans l’ouest de l’Allemagne, bardées de pan­neaux en rai­son des con­traintes de la régle­men­ta­tion alle­mande, la vélorue n’arrive aux Pays-Bas qu’en 1996. Utrecht, la qua­trième ville du pays, a inau­guré la pre­mière. Ce fut un échec reten­tis­sant, alors qu’il était clair que les véhicules motorisés entraient dans un espace qui n’était plus le leur. L’un des prin­ci­paux axes menant à l’Université, Burge­meester Reiger­straat, dénué d’aménagements cyclables parce que trop peu large, se voit doté d’un sépara­teur axi­al élevé. Un pan­neau infor­mait que les auto­mo­bilistes avaient inter­dic­tion de dou­bler les cyclistes, principe que les Néer­landais ont rapi­de­ment aban­don­né : les nom­breux con­duc­teurs ne com­pre­naient pas une telle con­fig­u­ra­tion et n’avaient pas envie de patien­ter der­rière les cyclistes, qui eux-mêmes se fai­saient coller. Cepen­dant, le sépara­teur empêchait physique­ment tout dépasse­ment, même néces­saire, ce qui provo­quait le blocage com­plet de la cir­cu­la­tion lorsque la chaussée était occupée par un camion de livrai­son. Pour dépass­er les obsta­cles, des cyclistes n’hésitaient pas à emprunter les trot­toirs ou même à franchir le sépara­teur et utilis­er la voie opposée. Tous les usagers, con­fron­tés à des sit­u­a­tions stres­santes et à risque, n’ont pas tardé à se plain­dre de cet amé­nage­ment dan­gereux. L’expérimentation se con­clut début 1999 par le retrait des pan­neaux et la sup­pres­sion du sépara­teur

Utrecht a mis plus de dix ans ensuite pour créer une nou­velle vélorue. Entre temps, dif­férentes autres villes néer­landais­es avaient mené des expéri­men­ta­tions plus con­clu­antes, en mis­ant sur la mod­éra­tion de la cir­cu­la­tion et sur le ratio des vol­umes de vélos et d’automobiles. Avec un vol­ume suff­isant de vélos, les auto­mo­bilistes sont la plu­part du temps for­cés d’attendre puisque les cyclistes qui cir­cu­lent dans le même sens qu’eux ou qui arrivent en face ne per­me­t­tent pas de dépass­er. Depuis, les vélorues se sont mul­ti­pliées un peu partout aux Pays-Bas, y com­pris en milieu rur­al, et le pays en compte désor­mais davan­tage que l’Allemagne. Il en existe égale­ment quelques-unes en Autriche, au Dane­mark, en Suisse, en Espagne, en Bel­gique et en France, à un stade plus expéri­men­tal que stan­dard­isé (à l’exception de la Flan­dre belge).

Une vélorue à dou­ble sens de cir­cu­la­tion générale, aux Pays-Bas, dans un quarti­er rési­den­tiel.