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Les nouvelles mobilités confrontées à quelques contraintes

Une révolution annoncée

Autopartage, cov­oiturage, VTC, voitures élec­triques, véhicules autonomes, vélos, trot­tinettes et scoot­ers en libre-ser­vice, engins de déplace­ment per­son­nels en tout genre (monoroues, hov­er­boards, gyropodes, rollers…), les « nou­velles mobil­ités » sont partout et agi­tent les médias, les élus, les pro­fes­sion­nels et même les asso­ci­a­tions de cyclistes urbains, comme en témoignent divers pro­pos enten­dus à la journée d’études de la FUB, le 10 mai dernier au Mans. Elles boule­verseront inex­orable-ment le paysage des trans­ports, nous dit-on de tous côtés.

La course aux nou­veautés tech­nologiques est désor­mais lancée. « Sommes-nous prêts ? », titrait un récent col­loque sur le véhicule autonome. Et les villes et leurs élus de se jeter fébrile­ment dans la com­péti­tion, sous forte pres­sion des indus­triels, pour ne pas se faire dou­bler par d’autres métrop­o­les, d’autres pays ou les GAFAM (Google, Apple, Face­book, Ama­zon, Microsoft)…

Mais toute cette agi­ta­tion oublie juste un détail : pour qu’un nou­veau mode de déplace­ment s’impose, il doit répon­dre à un cahi­er des charges ter­ri­ble­ment exigeant, com­por­tant au moins trois volets : tech­nique, économique et social. Dans le monde des trans­ports, les inno­va­tions ont tou­jours été foi­son­nantes et les réus­sites très rares(1).

Les dures lois de la physique

Tout mode de déplace­ment doit pou­voir résis­ter à une util­i­sa­tion jour­nal­ière, de façon suff­isam-ment sûre et con­fort­able et sans pro­duire de nui­sances exces­sives.

Il lui faut ain­si braver les intem­péries : des tem­péra­tures extrêmes (de — 20° à + 50° sous nos lati-tudes), des taux d’humidité très vari­ables, des con­di­tions météorologiques dif­fi­ciles (pluie dilu­vi­enne, neige, ver­glas, chaleur…), entraî­nant des phénomènes de dilata­tion et de cor­ro­sion. Il doit aus­si être capa­ble d’affronter des chaussées en mau­vais état : crevass­es, nids-de-poule, tôle ondulée, gravier, sable, pous­sière, débris divers… qui met­tent à rude épreuve les pneus, les sus­pen­sions et bien d’autres com­posants du véhicule.

Il doit égale­ment être fiable : avoir une direc­tion sûre, une bonne tenue de route, des freins puis­sants, tomber rarement en panne… Et surtout rester sûr, pour son util­isa­teur comme pour les autres usagers, soit en gar­dant une faible énergie ciné­tique (poids et vitesse réduits), soit par un habita­cle indé­formable ou des formes extérieures arrondies ou déformables. Il doit enfin lim­iter la con­som­ma­tion de matéri­aux et d’énergie, en restant à la fois suff­isam­ment léger et aéro­dy­namique, ou en mobil­isant l’énergie mus­cu­laire des util­isa­teurs eux-mêmes.

Tout cela en appor­tant un con­fort suff­isant : ne pas provo­quer de gêne ou de douleurs pour le con­duc­teur comme pour ses pas­sagers, les pro­téger éventuelle­ment en cas d’intempéries, éviter les bruits par­a­sites, etc. Et sans oubli­er le respect de l’environnement : lim­iter le bruit, la pol­lu­tion atmos-phérique, les émis­sions de gaz à effet de serre, la pol­lu­tion des sols et des eaux, l’encombrement…

Comme on le devine, l’équation à résoudre est absol­u­ment red­outable. Il faut sans cesse faire des com­pro­mis. C’est pourquoi de nom­breux pro­duits ne tien­nent pas la dis­tance. La plu­part des vélos partagés, par exem­ple, ne sont pas assez solides. Les trot­tinettes ont une durée de vie plus réduite que prévue. D’autres sont dan­gereux : le monoroue bien sûr, mais aus­si la trot­tinette élec­trique avec ses petites roues qui peu­vent se coin­cer facile­ment dans un nid-de-poule, sa vitesse plus grande que celle des cyclistes et son freinage défi­cient, avec risque de bas­culer vers l’avant.

Ces contraintes économiques si ennuyeuses

Toutes ces con­traintes physiques peu­vent être aujourd’hui résolues, con­sid­èrent nom­bre d’ingé-nieurs : par une con­cep­tion plus aboutie, des tech­nolo­gies nou­velles, des matéri­aux plus sophis­tiqués et divers out­ils numériques. Mais ces argu­ments tech­niques se heur­tent vite aux réal­ités économiques. Et nos ingénieurs de répon­dre en sub­stance : avec les inno­va­tions de procédés, la pro­duc­tion en série et le recy­clage, l’effet d’expérience, les coûts finiront par baiss­er forte­ment.

Pour­tant, cette issue heureuse n’a rien d’automatique, loin s’en faut : d’innombrables inven­tions n’ont pas trou­vé leur mod­èle économique, à com­mencer par le cas emblé­ma­tique du Con­corde. À vrai dire, la plu­part des inven­teurs n’ont qu’une faible cul­ture économique. Ils mécon­nais­sent le coût réel des solu­tions qu’ils pré­conisent, ils sures­ti­ment le marché poten­tiel de leur inven­tion, ils ne sont pas assez à l’écoute des usagers.

À l’inverse, il ne suf­fit pas d’investir des sommes con­sid­érables pour s’imposer sur un marché. En cinq ans d’existence, Ofo (l’ancien leader chi­nois des vélos sans sta­tion) a levé 2,2 mil­liards de dol­lars, puis a fait fail­lite. Un gâchis fan­tas­tique ! Sans compter les dizaines de mil­liers de vélos jetés en décharge. Il est faux de croire qu’il suf­fit de faire jouer la con­cur­rence et que le meilleur gagne. Ce cap­i­tal­isme sauvage entraine, en fait, un énorme gaspillage.

Enfin, beau­coup con­sid­èrent le partage comme un principe néces­saire, généreux, économique. Mais il peut être, au con­traire, plus coû­teux que la pos­ses­sion. Car il impose une régu­la­tion com­plexe pour éviter les mésusages. Il sup­pose sou­vent une occu­pa­tion de l’espace pub­lic qui lui n’est pas gra­tu­it, d’où une rede­vance de plus en plus exigée par les autorités. Il peut génér­er des dan­gers qui imposent une régle­men­ta­tion, comme la mise en four­rière des vélos ou trot­tinettes sans sta­tions aban­don­nés sur la voie publique.

Répondre à une demande sociale

Il ne suf­fit pas de créer une offre pour sus­citer une demande. Certes, il y a des marchés « poussés par l’offre », comme on dit, et les offreurs peu­vent façon­ner la demande, par la pub­lic­ité notam­ment, mais jusqu’à un cer­tain point seule­ment. L’innovation doit cor­re­spon­dre à des aspi­ra­tions pro­fondes de la société, sinon le suc­cès d’un nou­veau mode de déplace­ment peut n’être que très pas­sager.

Quand une inven­tion appa­raît, c’est rarement par hasard. Les ingénieurs cherchent tout de même, le plus sou­vent, à résoudre un prob­lème auquel la société est con­fron­tée, puis s’efforcent d’adapter sans cesse le pro­duit à la demande. On assiste à une « con­struc­tion sociale de la tech­nolo­gie », expliquent les his­to­riens des tech­niques(2). Ils mon­trent ain­si que l’histoire du vélo s’est tou­jours inscrite dans un con­texte économique et social pré­cis. En 1817, la draisi­enne cher­chait à combler la pénurie de chevaux ; dans les années 1870, le grand bi a per­mis aux aris­to­crates les plus excen­triques de se dis­tinguer ; le vélo est devenu pop­u­laire dans l’entre-deux-guerres alors que l’automobile était jugée trop bour­geoise ; le vélo urbain est en plein essor aujourd’hui dans une société dev­enue trop séden­taire, etc.

Et le vélo dans tout cela ?

Le vélo va-t-il résis­ter à cette vague d’innovations ? Oui sans aucun doute, car c’est une tech­no-logie éprou­vée de longue date. En 1861, les arti­sans mécani­ciens Ernest et Pierre Michaux récupèrent une draisi­enne et inven­tent les pédales qu’ils pla­cent directe­ment sur la roue avant. Les frères Olivi­er, ingénieurs cen­traliens, com­pren­nent le poten­tiel de cette inven­tion et s’associent avec les Michaux, en 1868, pour pro­duire en série le vélocipède, en per­fec­tion­nant peu à peu le pro­duit(3).

Com­mence alors une com­péti­tion intense entre les inven­teurs de prin­ci­pale-ment trois pays — la France, l’Allemagne et le Roy­aume-Uni -, à coup de cen­taines de brevets déposés, pour arriv­er en 1891 au vélo mod­erne : deux roues d’égale dimen­sion et de bonne taille pour avaler les défauts de la route, un empat­te­ment suff­isant de plus d’un mètre, une posi­tion vers l’arrière du cycliste et des freins cor­rects pour plus de sécu­rité, des pneu­ma­tiques avec cham­bre à air et une selle sus­pendue pour un con­fort cor­rect, un cadre rigide en aci­er et des pneus bien gon­flés pour un meilleur ren­de­ment, un pédalier et plus tard des vitesses pour démul­ti­pli­er l’énergie du cycliste… Tout cela pour par­venir à un véhicule à la fois suff­isam­ment fiable, rapi­de, sûr et con­fort­able. Le vélo est un com­pro­mis tech­nique et économique équili­bré et astu­cieux, mûre­ment réfléchi et con­forme aux aspi­ra-tions sociales de son temps, qui, 128 ans plus tard, défie avec suc­cès toutes les inno­va­tions actuelles, soi-dis­ant révo­lu­tion­naires.

Il est tou­jours très dif­fi­cile de refroidir les ardeurs des technophiles, de les ramen­er à des con­si-déra­tions plus terre à terre et de leur rap­pel­er les leçons de l’histoire(4).

Notes :

(1) Voir le récent bilan réal­isé par Jean Sivardière de la FNAUT (Fédéra­tion nationale des asso­ci­a­tions d’usagers des trans­ports) dans le domaine des trans­ports publics.

(2) Lire Wiebe E. Bijk­er, Of Bicy­cles, Bake­lites, and Bulbs : Toward a The­o­ry of Sociotech­ni­cal Change (Inside Tech­nol­o­gy), The MIT Press, Cam­bridge (Mass.), 1997, 390 p.

(3) Fran­cis Robin, « Des Cen­traliens à l’origine de l’industrie du cycle », Cen­traliens, n° 591, 2009, p. 3741

(4) Bril­lam­ment analysées par François Jar­rige, Tech­n­o­cri­tiques. Du refus des machines à la con­tes­ta­tion des techno­sciences, La Décou­verte, hors col­lec­tion Sci­ences Humaines, Paris, 2014, 420 p.

 

Un article à lire aussi dans Vélocité n°151 — mai-juin 2019, une publication de la FUB.