Dans le domaine des transports, tout le monde s’extasie sur les véhicules autonomes pour louer leurs formidables promesses : moins d’accidents, d’embouteillages, de problèmes de stationnement, d’énergie dépensée, de pollution, de signalisation et de contraventions, plus besoin de permis et de se focaliser sur la route, bonjour les nouvelles activités à bord, la desserte fine des territoires et la livraison automatique des produits. N’en jetez plus !
Et si les véhicules autonomes restaient dépendants de grandes quantités de matériaux, d’énergie et d’infrastructures lourdes ? Et s’ils coûtaient très chers, pour les individus comme pour les collectivités ? Et s’ils contribuaient à générer des déplacements inutiles, jusqu’à créer des embouteillages de véhicules vides ? Et s’ils accroissaient encore la sédentarité, dont on découvre chaque jour les conséquences mortifères ? Et s’ils avaient du mal à repérer la grande variété des cyclistes et des piétons dans le trafic, au risque de graves accidents ?
Abandonnons ces considérations et revenons au vélo dont il est temps de rappeler combien il rend vraiment autonome son utilisateur. Certes, le vélo ne roule pas tout seul, mais il libère, émancipe, et de nombreuses manières. Toute son histoire en témoigne.
L’invention du vélocipède pour se passer du cheval
Pendant tout le XIXe siècle, l’obsession des contemporains de la Révolution industrielle est de se passer du cheval. Ce quadrupède capricieux se fatigue vite, marche à peine plus vite qu’un piéton et réclame une écurie, un palefrenier, une nourriture et des soins constants. D’un coût exorbitant, il est réservé aux nantis.
Quand Karl Drais invente la draisienne en 1817, son objectif est de trouver une solution bon marché à la pénurie de chevaux. Mais sa « machine à courir » reste lourde et peu pratique. En 1861, Pierre et Ernest Michaux ajoutent des pédales sur la roue avant d’une draisienne. Le succès est au rendez-vous et après 30 ans d’intenses innovations, le vélo moderne est prêt. Dans toute l’Europe, des courses permettent d’explorer son potentiel et de comparer ses performances au cheval.
Ainsi, une course cycliste est organisée entre Vienne et Berlin, en 1893, sur le même parcours qu’une course de chevaux ayant eu lieu deux ans plus tôt. Résultat, les cyclistes vont 2,3 fois plus vite que les cavaliers : 31 h au lieu de 72 h pour parcourir les 582,5 km, soit à 19 km/h de moyenne contre 8 km/h. De plus, dans la semaine qui a suivi la course de 1891, 30 chevaux épuisés sont abattus, alors qu’en 1893 tous les cyclistes se portent bien !
La bicyclette pour libérer le piéton
Un piéton qui se met au vélo multiplie par 3 à 4 les distances parcourues pour une même énergie dépensée, soit une multiplication par 10 à 15 du nombre de destinations atteignables dans un temps donné (le carré de cette distance). C’est un progrès considérable, dont tout le monde veut profiter et notamment les femmes jusqu’alors confinées chez elles. Le cycliste est un « piéton véloce », comme le terme vélocipède le suggère.
Le vélo pour échapper à des transports publics lents, coûteux et bondés
À la fin du XIXe siècle, le tramway désormais électrique est partout en plein essor. Mais le vélo se démocratise et devient vite moins cher que le tram pour l’usager. Il est aussi plus rapide et moins contraignant. Quant au métro qui se développe à Paris au début du XXe siècle, il n’est plus rapide que si les trajets de rabattement à pied sont courts et s’il n’y a pas de correspondances. Seul le train est un complément nécessaire pour les longues distances. Il en est toujours de même aujourd’hui.
Quant à la promiscuité des transports publics, les plus réfractaires trouvent encore dans la bicyclette le moyen d’y échapper. Mais l’intensité croissante du trafic automobile rend les déplacements à vélo de plus en plus pénibles et dangereux. Il faut attendre les récentes politiques de modération de la circulation dans les centres-villes pour que les cyclistes retrouvent le bonheur de rouler le nez au vent. Mais interrogeons-les sur leur accès à l’autonomie.
La draisienne pour enfant pour se libérer des adultes
Plus besoin d’attendre qu’un adulte veuille bien enlever les roulettes de mon vélo et accepte de me pousser en haletant pour que j’apprenne à faire du vélo comme les grands. Désormais, je me débrouille seul dès l’âge de deux ans. Il me suffit d’emprunter la draisienne d’un copain au square, pour que je trouve rapidement l’équilibre. Mes parents ébahis ont enfin daigné m’en acheter une. Cela me permet de les dépasser allègrement, au lieu de tenter de les suivre en trottinant accroché à leur main.
À l’école à vélo, pour se passer du bus
Attendre à l’étude le bus qui me ramène chez moi : pas terrible. Et mes parents n’ont pas voulu m’acheter un scooter : trop dangereux qu’ils disent. Ils ont préféré investir dans un bon vélo. Je trouvais cette idée assez nulle, mais je dois reconnaître que l’engin est confortable et efficace. Une sacoche amovible très design, des freins dans le moyeu, une sonnette deux tons (que Julie s’amuse toujours à actionner, quelle peste !), un éclairage presque aussi puissant que celui d’un scoot, un casque pliant genre dragon… Bon, j’en profite surtout pour faire un détour chez mes potes, avant de rentrer. Quelle liberté !
Les ateliers vélos pour se passer des réparateurs
Finies les notes salées chez les vélocistes qui rechignent souvent à réparer mon biclou parce que je ne l’ai pas acheté chez eux. Je vais maintenant à l’atelier vélo qui a récemment ouvert dans mon quartier. Lieu incroyable, bourré de vélos et de pièces récupérées, ambiance décontractée, belles rencontres : on est tous égaux devant un problème de mécanique. Mécanique que j’apprends d’ailleurs beaucoup mieux que jadis dans mon cours de techno. En cas de problème, il y a toujours Jean-Louis, depuis peu à la retraite, qui en connaît un bras et qui nous aide volontiers. Et puis c’est valorisant d’avoir réussi à réparer quelque chose, dans cette société où tout se jette. On y entre dépité en traînant son vélo et on ressort en général content. Avec en plus les dernières infos sur les efforts (mous) de la ville en faveur des cyclistes.
Le responsable m’a appris l’autre jour que les ateliers vélos se développent à toute vitesse ces dernières années (+ 30 % par an !). Tout cela en faisant de la corvée de la réparation des petites pannes, un agréable moment. Très fort.
Le vélo pour éviter l’oisiveté des transports motorisés
Je prenais du ventre et mes guibolles flageolaient dans mon véhicule certes confortable, mais régulièrement coincé dans ce satané embouteillage à l’approche de la ville. J’ai tout essayé pour l’éviter : en partant aux aurores les yeux lourds, en roulant à fond dans les petites rues parallèles grâce à Waze (j’ai dû arrêter après une prune) ou en écoutant des livres lus (je connais le Comte de Monte Cristo par cœur). Et puis je me suis mis au vélo, sans trop y croire.
Les militants de la petite reine oublient toujours de vous dire qu’au début, on a mal aux fesses, que les courbatures vous empoisonnent, qu’on arrive soufflant et suant pour avoir trop forcé. Mais j’ai ma fierté et je me suis accroché. Les frimas arrivent et je suis toujours à pédaler en dépassant les autos goguenard. Mon tonus s’est amélioré, mes mollets ont gonflé et j’ai perdu 5 kg. Une collègue s’y est mise aussi et il nous arrive de faire un bout de route ensemble.
La vélo-école pour accéder au plaisir de cycler
Je ne savais pas faire du vélo et me sentais différente, pas vraiment française. Ma copine m’a traîné à la vélo-école et me voilà à chercher mon équilibre sur une draisienne. J’y suis assez vite arrivée et c’est magique ! Je me suis retrouvée comme une gamine à l’annoncer toute contente à mes proches. Samedi, une première ballade est organisée le long du canal. Il n’est pas prévu que quelqu’un tombe à l’eau.
Frédéric Héran
Le vélo pour se passer des ressources non renouvelables et des high tech
Dans les années 1970, Ivan Illich était un critique acéré de la société industrielle et de ses institutions. Il vendait des millions de livres dans le monde entier. Presque tout le monde l’a aujourd’hui oublié. Pourtant, ses thèses restent actuelles. Il expliquait qu’en voulant se déplacer de plus en plus vite, l’homme devenait esclave de l’automobile et des ressources énergétiques. Pour garder son autonomie, disait-il, « Entre des hommes libres, des rapports sociaux productifs vont à l’allure d’une bicyclette, et pas plus vite » (Énergie et équité, 1973).
Un article à lire aussi dans Vélocité n°145 — mars-avril. 2018, une publication de la FUB