La Tribune

Zones peu denses : déconstruire les représentations des élus et des techniciens — par Frédéric héran

En périphérie urbaine comme en milieu rural, le vélo est rarement pris au sérieux. La voiture reste reine et les élus n’envisagent pratiquement jamais que le vélo puisse être un mode de déplacement utilitaire, quotidien. Ils imaginent, tout au plus, qu’il serve à se promener dans la campagne les jours de beau temps. Cette représentation doit d’abord être déconstruite pour pouvoir ensuite être modifiée. C’est une condition majeure au retour de la bicyclette en zone peu dense.

Les déci­sions se pren­nent en fonc­tion de représen­ta­tions, d’idées pré­conçues, de préno­tions dis­ent les soci­o­logues, de sché­mas men­taux préfèrent dire les psy­cho­logues, de référen­tiels affir­ment les poli­tistes (les spé­cial­istes de sci­ence poli­tique). Bref, nous ne déci­dons pas de façon rationnelle, sur la base de faits qu’il suf­fi­rait d’observer ou d’arguments qu’il suf­fi­rait d’entendre, mais de nos représen-tations. En matière de déplace­ment, celles-ci s’élaborent avant tout à par­tir de nos pro­pres pra­tiques. Or, en zone peu dense, les décideurs sont surtout des hommes act­ifs qui se dépla­cent presque tou­jours en voiture1.

Autrement dit, pour con­va­in­cre un élu, un tech­ni­cien ou toute autre per­son­ne des avan­tages du vélo, les meilleurs argu­ments ne ser­vent pas à grand chose, même en déploy­ant des tré­sors de péd­a­gogie ou la plus grande élo­quence. Ce sont les représen­ta­tions qu’il faut chang­er. Et pour cela, il est essen­tiel de révéler d’abord ce qu’elles sont, c’est-à-dire de décon­stru­ire le dis­cours dom­i­nant.

Quand la priorité est accordée aux motorisés

Or, ce dis­cours en zone peu dense a un nom : il s’appelle « le tout auto­mo­bile ». Pour beau­coup, cette expres­sion est un sim­ple slo­gan. Pour­tant, on peut lui don­ner un con­tenu clair et une tra­duc­tion con­crète2. Le tout auto­mo­bile peut être défi­ni comme la pri­or­ité accordée à l’automobile en toutes cir­con­stances. Les autres modes de déplace­ment ont le droit de se dévelop­per, à con­di­tion qu’ils ne gênent en rien ou très peu le traf­ic auto. Ce qui veut dire que les pié­tons, les cyclistes et les usagers des trans­ports publics ne sont pas pri­or­i­taires dans les préoc­cu­pa­tions, les finance­ments, les amé­nage-ments. C’est par­ti­c­ulière­ment vrai dans le cas des cyclistes : quan­tité nég­lige­able, ils sont dès lors com­plète­ment nég­ligés, quand ce n’est pas méprisés.

Les rares amé­nage­ments exis­tants sont révéla­teurs de cet état d’esprit. Les réal­i­sa­tions con­ster-nantes foi­son­nent et bien des cyclistes le vivent comme une humil­i­a­tion. D’abord, il n’est pas ques­tion de don­ner la pri­or­ité aux usagers d’une piste cyclable aux car­refours. Sur la pre­mière voie verte de France, Cluny-Givry (44 km), créée en 1997 à la place d’une voie fer­rée, les cyclistes ne sont jamais pri­or­i­taires, même quand ils tra­versent un sim­ple chemin de terre util­isé par trois tracteurs dans l’année. À chaque croise­ment, soit env­i­ron tous les kilo­mètres, pas moins de 14 pan­neaux, panon-ceaux et potelets ont été instal­lés pour amen­er les dan­gereux cyclistes qui oseraient pass­er en trombe à s’arrêter au stop, pied à terre. Heureuse­ment que le ridicule ne tue pas.

Innombrables obstacles

Ensuite, le revête­ment laisse sou­vent à désir­er. Il s’agit fréquem­ment de sta­bil­isé peu roulant avec for­ma­tion rapi­de de nids de poule, une solu­tion qui n’est pas plus écologique que de l’enrobé, au con­traire, explique l’AF3V. Et quand de l’enrobé existe, il ressem­ble à de la tôle ondulée, par­fois rapiécée, soulevée par des racines, défor­mé par le poids des tracteurs, con­stel­lé de divers­es plaques d’accès à des réseaux que l’on préfère met­tre sous les pistes plutôt que sous la chaussée pour ne pas gên­er le traf­ic auto­mo­bile lors des travaux de réfec­tion de ces réseaux, con­damnant pour un temps l’aménagement cyclable, sans alter­na­tive prévue.

En out­re, d’innombrables obsta­cles encom­brent les pistes : des poteaux en dur cen­sés dis­suad­er les auto­mo­bilistes de pénétr­er sur l’aménagement, mais sources d’accidents graves pour les cyclistes (l’auteur de ces lignes en sait quelque chose), d’invraisemblables chi­canes qui inter­dis­ent aux cyclistes avec remorques ou troisième roue ou aux tandems et autres vélos couchés d’y pénétr­er (un comble !), des sec­tions trop pentues, une bande de roule­ment si étroite qu’il est déli­cat de s’y crois­er, de brusques tour­nants oblig­eant à forte­ment ralen­tir, un éclairage absent ou défi­cient en milieu urbain et les éter­nels mini-bor­dures ou caniveaux trop pro­fonds (une douzaine sur la Flow vélo en arrivant à Cognac par l’ouest) qui cassent les roues…

Quant à l’entretien, il est sou­vent nég­ligé : feuil­lages, branch­es et même ronces qui avan­cent, boues, sables ou flaques après la pluie, feuilles mortes durant l’automne, neige et ver­glas en hiv­er…

Mais le pire, ce sont les détours imposés aux cyclistes, faute de traite­ment des coupures linéaires (les voies rapi­des, les voies fer­rées et les riv­ières et canaux), comme si les amé­nage­ments cyclables ne pou­vaient servir qu’aux loisirs. De fait, ils se retrou­vent inutil­is­ables pour aller au tra­vail ou faire les cours­es. Le fran­chisse­ment des rocades qui entourent tant de villes est un casse-tête pour les cyclistes : les rares lieux de fran­chisse­ment sont sou­vent sat­urés de traf­ic et hyper dan­gereux et les passerelles ou souter­rains, quand ils exis­tent, mal indiqués, peu acces­si­bles, non éclairés… Le jalon­nement, par­fois lacu­naire ou erroné, en devient com­pliqué, con­traig­nant à des change­ments de direc­tion inces­sants, dif­fi­ciles à repér­er et à com­pren­dre. À défaut, le cycliste se retrou­ve obligé de suiv­re un jalon­nement conçu pour les auto­mo­bilistes pour qui un détour n’est pas un prob­lème. Un dif­fi­cile appren­tis­sage du ter­ri­toire est donc presque tou­jours néces­saire.

Pour une démarche pragmatique

Com­ment dénon­cer toutes ces défi­ciences auprès des élus et tech­ni­ciens, sans être inutile­ment agres­sif ? Suf­fit-il, par exem­ple, de réclamer un revête­ment cor­rect, l’absence de poteau au milieu de la piste ou la coupe des ronces qui s’avancent ? Cer­taine­ment pas. Il faut par­tir de ce qu’ils con­nais­sent, de la norme qu’ils ont inté­grée, bref, de leurs représen­ta­tions. Ce qui donne : « Est-ce que, sur la route que vous emprun­tez en voiture entre votre domi­cile et votre tra­vail, vous accepteriez d’être obligé de lou­voy­er entre de gros nids de poule, de devoir éviter des poteaux peu vis­i­bles situés au milieu de la chaussée ou que la car­rosserie de votre voiture soit rayée par des branch­es ? Et, en l’absence de toute route pour les voitures, accepteriez-vous d’emprunter une piste fréquen­tée unique­ment par d’énormes camions ? » Ils décou­vrent ain­si que si les cyclistes sont si rares en zone peu dense, ce n’est pas par dés­in­térêt de la pop­u­la­tion pour le vélo, mais parce qu’il est dif­fi­cile, dan­gereux ou même impos­si­ble d’y cir­culer à bicy­clette.

L’étape suiv­ante con­siste à par­venir à les amen­er sur le ter­rain, en organ­isant une pre­mière sor­tie à vélo qui sera l’occasion de décou­vrir con­crète­ment les prob­lèmes ren­con­trés sur des tra­jets réels qui devraient nor­male­ment être fais­ables : de tel hameau jusqu’aux com­merces de la com­mune, d’un quarti­er excen­tré jusqu’à l’école, de la petite ville à la zone d’activités, du bourg au ter­rain de foot,… Puis de renou­vel­er régulière­ment l’expérience. L’exercice mérite d’être com­plété par des vis­ites dans des ter­ri­toires plus avancés en la matière, de façon à s’inspirer des bonnes pra­tiques et d’échanger avec d’autres respon­s­ables poli­tiques, admin­is­trat­ifs ou asso­ci­at­ifs. On ren­tre ain­si dans une démarche prag­ma­tique d’apprentissage pro­gres­sif, en échap­pant à tout dis­cours moral­isa­teur ou cul­pa­bil­isa­teur.

Tout ce tra­vail doit naturelle­ment débouch­er, air plus con­nu, sur la mise en place au niveau de l’intercommunalité, d’un sché­ma directeur des amé­nage­ments cyclables et plus large­ment sur une poli­tique cyclable visant à met­tre en place un sys­tème vélo en cohérence avec une poli­tique de mod­éra­tion de la cir­cu­la­tion auto­mo­bile, par réduc­tion des vitesses et encadrement du sta­tion­nement.

 

Notes :

(1) Wern­er Brög et Erhard Erl, « Les trans­ports mécan­isés à courte dis­tance. Impor­tance du traf­ic non motorisé pour la mobil­ité dans nos villes », dans Les déplace­ments à courte dis­tance, rap­port de la 96e table ronde d’économie des trans­ports. CEMT, OCDE, 1994, p. 569.

(2) Voir Frédéric Héran, « La remise en cause du tout auto­mo­bile », Flux, n° 119120, 2020, p. 90101.

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