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Essor du vélo pendant le confinement : comment l’Histoire nous alerte
Un boom du vélo peut tout autant faire pschitt. Carlton Reid, spécialiste anglais du vélo, raconte l’histoire du « bike-boom » aux Etats-Unis, qui s’éteindra aussi vite qu’il est venu en 1975. Vélocité a résumé son récit en français.

Automobilistes du monde, prenez garde, le tout-puissant lobby cycliste arrive pour vos voitures. Les ventes de cycles explosent, l’espace pour les automobilistes est récupéré du jour au lendemain dans les grandes villes du monde pour faire place à des pistes cyclables sauvages, et les niveaux de circulation dignes des années 50 permettent un accroissement du nombre de cyclistes, même sur des grands axes.
Dans Forbes, le journaliste Carlton Reid nous raconte l’histoire d’un boom du vélo il y a près d’un demi-siècle aux Etats-Unis. De l’autre côté de l’Atlantique, les Américains ont expérimenté entre 1970 et 1974 un véritable engouement pour la bicyclette. Mais force est de constater que la plupart des Américains l’ont oublié, y compris ceux qui l’ont vécu.
L’essor inattendu du vélo au pays de l’Oncle Sam…
Quand on pense à un pays amoureux du vélo, on ne pense pas immédiatement aux Etats-Unis. Pourtant, Reid rapporte les ruptures de stock et les listes d’attente pour pouvoir acheter un vélo dans les magasins de cycles. Les fournisseurs n’avaient pas anticipé l’engouement pour le vélo des baby-boomers. Les ventes n’avaient jamais été aussi importantes en 154 années d’existence de la bicyclette, passant de 9 millions par an dans les années 1960 à plus de 15 millions en 1973. On annonçait le déclin de l’automobile et une nouvelle ère des transports, les militants du vélo prédisaient que les Etats-Unis deviendraient rapidement plus cyclables que les Pays-Bas !
Le Time racontait en 1970 la place qu’avait pris le vélo dans la culture américaine : on pédalait pour aller au travail, pour faire ses courses, enceinte ou avec un violoncelle dans le dos,… On comptait 64 millions de cyclistes réguliers, un tiers de la population états-unienne de l’époque. Le gouvernement de Nixon prévoyait la construction de près de 160 000 kilomètres de pistes cyclables pour la décennie (si ce plan avait été réalisé, il aurait éclipsé le réseau cyclable néerlandais).
Chaque État adoptait des lois pour le vélo en pagaille, dans un contexte où le mauvais état des routes, les préoccupations environnementales et la recherche de loisirs ont tous contribué à l’accroissement du cyclisme.
Dans les années 1970, qui ont vu les « hippies » devenir des militants écologistes, l’automobile était devenu pour beaucoup le symbole de tous les maux du «complexe militaro-industriel », et le vélo était devenu la solution. Le vélo était l’un des sujets les plus populaires chez les étudiants américains, et à l’Université du Montana on pouvait même étudier la « véloologie » (bikelology) au même titre que la géologie ou la psychologie. Ceux que l’on nommait les « fous du vélos » (bike freaks) n’étaient plus seulement des hippies isolés.
Forbes rapporte qu’on comptait aussi parmi les promoteurs de la bicyclette des politiques proches du Président Nixon, comme ses conseillers politiques, son Ministre des Transports, et jusqu’à des protagonistes du Watergate aussi bien que des journalistes d’investigation ayant révélé l’affaire.
… puis la désillusion
Le ministère des Transports publiait en 1974 son premier guide d’infrastructures cyclables, à la suite d’un grand congrès, Bicycles USA, ayant réuni l’année précédente 250 planificateurs des autoroutes d’Etat, des défenseurs des vélos, et des représentants du gouvernement et de la police. On y découvrait les prémices de l’urbanisme tactique remis au goût du jour pour la crise sanitaire. On soulignait les mêmes qualités comparatives du vélo (absence de pollution, de bruit), les mêmes besoins pour favoriser sa pratique (pistes, stationnement), les mêmes difficultés pour les aménageurs (intersections).
Mais il était déjà trop tard : en 1975, le ministre des Transports, pro-vélo, quittait son poste. Les planificateurs ont préféré développer des autoroutes plutôt que des réseaux cyclables, les ventes de vélos ont diminué de moitié en quelques mois. Le boom du vélo s’est terminé aussi rapidement qu’il était apparu, et ce malgré la crise pétrolière de 1973.

Un pas en avant, trois en arrière
Pourquoi ? Les raisons sont complexes et multiples. Les cycles importés pour le marché américain étaient de piètre qualité, et leur usure précoce était décourageante pour beaucoup. Les écologistes avaient changé de sujet de prédilection, se concentrant sur les questions du nucléaire ou de la sauvegarde des baleines.
Et puis, le vélo était sûrement un effet de mode quelconque, victime de « l’effet hoola-hoop » : ceux qui avaient été attirés n’étaient pas suffisamment convaincus par l’idée de continuer à pédaler sur le long terme, ni pour le loisir, et encore moins pour le transport quotidien. Alors les baisses des ventes de cycles et la perte d’engouement de la génération du baby-boom ont fait perdre au vélo la place qu’il avait acquise depuis quatre ans, et les rêves d’aménagements cyclables se sont envolés.
Pendant ce temps, la voiture n’est pas morte, et l’Amérique s’est enfoncée dans la dépendance automobile.
Un avenir différent ?
L’article de Forbes se veut pour autant encourageant : la crise du Covid-19 et les choix audacieux de grandes villes comme Milan, Paris ou Oakland en Californie montrent qu’un avenir différent est possible si nous contrôlons la place de la voiture.
Les choix des 50 dernières années peuvent être refaits, les esprits peuvent être changés pour sortir de la domination automobile. Le combat pour passer d’une ville automobilo-centrée à une ville pour les personnes est une lutte, contre les intérêts établis, contre l’inertie, contre l’automobile « qui est là parce que c’est comme ça ».
Forbes rappelle un exercice inspirant : comparer les photos « d’hier » et « d’aujourd’hui » des villes néerlandaises permet de voir le chemin qu’il a été possible de parcourir depuis les années 1970.
Alors, oui, le boom du vélo de 2020 pourrait avoir un impact plus durable sur les villes du monde que celui d’il y a cinquante ans aux Etats-Unis, mais seulement si les responsables politiques, les aménageurs — et les citoyens — réclament ce changement.
Traduction-synthèse de l’article Bicycling Booms During Lockdown—But There’s A Warning From History publié le 1er mai 2020 dans Forbes par Carlton Reid