J’ai grandi en Allemagne où le vélo était mon moyen de transport principal, comme il l’était pour la majorité des résidents. Mais quand en 1996 j’ai rejoint Newcastle, au nord de l’Angleterre, j’ai arrêté de me déplacer à vélo. Les belles pistes cyclables auxquelles j’étais habituée en Allemagne étaient tout simplement absentes et je ne me sentais plus en sécurité.
Petit à petit, j’ai commencé à m’y remettre, en commençant par des courts trajets locaux, puis pour aller au travail ou pour des sorties de loisir à la campagne. J’ai retrouvé l’enthousiasme du vélo.
Se déplacer à vélo est devenu de plus en plus difficile au fil des années et je suis arrivée à un point où je n’y voyais plus d’intérêt. Devoir partager la route avec un trafic automobile lourd et rapide sur mes deux petites roues et mon cadre en acier m’inquiétait de plus en plus. En 2009, c’était devenu tout simplement extrêmement inconfortable. C’est à ce moment que j’ai commencé à militer.
Des hommes en Lycra
Au Royaume-Uni, le vélo est un moyen de transport principalement masculin. Moins d’un tiers des cyclistes sont des femmes, alors qu’aux Pays-Bas, au Danemark et en Allemagne, elles représentent respectivement 56 %, 55 % et 50 % des personnes à vélo. Le vélo semble convenir pour les femmes dans ces pays, alors pourquoi pas au Royaume-Uni ?
Tout d’abord, dans les pays avec une faible pratique du vélo, les cyclistes souffrent d’un problème d’image. Comme l’explique l’urbaniste Clara Greed: « Certains jeunes hommes à vélo (en tenue de vélo en Lycra, le visage couvert d’un masque anti-pollution) sont extrêmement arrogants et agressifs, comme le sont certains hommes en voiture, et ont rarement à se soucier des courses ou de la garde d’enfants. » En d’autres termes, notre système de transport est développé pour la vitesse. L’agressivité abonde. C’est la loi de la jungle. La force prime le droit. Les dépassements dangereux sont légion. Des véhicules garés de manière inconsidérée bloquent les rues. Tout cela entrave la pratique de la marche et du vélo.
Bien évidemment, des infrastructures adaptées pourraient régler ce problème. Mais malgré la disponibilité de l’expertise technique pour développer l’usage du vélo, celui-ci demeure faible au Royaume-Uni. Même si la pratique augmente quasiment tous les ans depuis 2008, cette hausse reste faible au niveau national, quelques villes faisant exception, comme Londres. De plus, une augmentation de la pratique du vélo ne signifie pas une diversification de ses usagers.
Les experts s’accordent à affirmer que les pistes cyclables protégées sont particulièrement nécessaires. La majorité des personnes souhaite pédaler à distance du trafic motorisé, dans leur propre espace, à leur rythme. Plus de pistes cyclables qui séparent physiquement les cyclistes de la circulation automobile permettraient à une population plus variée de se mettre en selle.
Cependant, cela nécessite également la prise en compte de la grande variété de trajets qui sont effectués en ville. Les routes sont conçues pour favoriser ceux qui vont au travail en voiture. Et aller au travail, historiquement, c’est l’activité du pourvoyeur, généralement un homme. Un vaste programme de réaménagement urbain est nécessaire afin de réorganiser nos villes pour favoriser tous les types de trajets — y compris emmener ses enfants à l’école, faire ses courses, aller voir des amis — tout en encourageant la pratique de la marche et du vélo. Cela implique la construction de voies cyclables, la diminution de la place de la voiture dans les quartiers résidentiels et commerciaux et de donner priorité aux transports en commun sur nos routes et nos rails.
Le « mur de bureaucrates »
Je souhaite que le vélo ne soit plus source de stress. En tant que femme qui aimerait prendre plus de plaisir à faire du vélo, je suis très frustrée que les choses ne changent pas plus vite. C’est pourquoi en 2018 j’ai co-fondé la Newcastle Cycling Campaign et que depuis 2015 j’ai commencé à faire des recherches sur l’activisme pro-vélo, en espérant la mise en œuvre de politiques volontaristes. Ces dix dernières années, j’ai échangé avec une grande variété de personnes, aussi bien des militants que des décideurs.
Discuter avec des activistes femmes fut notamment une belle leçon d’humilité. Ces femmes ont dédié une grande partie de leur temps libre à militer pour des pistes cyclables. Elles souhaitent ainsi améliorer la cyclabilité, pour des villes plus agréables et un partage de l’espace plus démocratique. Mais elles décrivent surtout une expérience extrêmement éprouvante. Personne ne voulait les écouter. Une femme a décrit son expérience du militantisme comme « faire face à un mur de fonctionnaires ».
Les entretiens que j’ai réalisés dans le cadre de mon doctorat ont mis en évidence à quel point les villes sont développées pour la voiture. Les agents techniques, tels que les techniciens de la circulation ou les ingénieurs en transport, sont comme des rois dans nos villes. Cela fait trop longtemps que les politiciens locaux ne les remettent pas en cause. Les militants ont encore moins l’opportunité de contribuer. J’ai mis à jour une culture qui les tient à distance. Il semble impossible d’intégrer des idées innovantes — telle que la construction de pistes cyclables — dans les pratiques de services municipaux centrés sur la voiture. Cela me semble anti-démocratique. Au-delà de l’opinion exprimée ponctuellement sur le bulletin de vote, comment un groupe d’intérêt peut-il avoir accès au processus de prise de décisions ?
En plus de ce système officiel dysfonctionnel, les femmes que j’ai interviewées m’ont également expliqué avoir à faire face à un type de militantisme plus ancien : les soi-disant « cyclistes auto-logiques ». Ces cyclistes ne considèrent pas les pistes cyclables comme nécessaires, préférant se mélanger à la circulation automobile sur la route. Ils considèrent qu’il est désirable de faire du vélo dans du trafic automobile à 50 km/h et que si vous ne vous mélangez pas aux voitures, vous n’êtes pas un vrai cycliste. Ce type de cyclistes déteste les infrastructures cyclables.
Remettre en question la voiture
Bien évidemment, libre à chacun d’agir comme il le souhaite. Mais cette perspective ne remet pas en question le statu quo du tout-voiture. Planifier nos villes autour de la voiture, c’est négatif pour la démocratie locale et le bien-être. Cela ne prend pas réellement en compte la réalité des citoyens au quotidien et n’est pas dans l’intérêt du bien commun.
Quelques villes ont progressé récemment, notamment Séville, New-York ou Londres. Grâce à un leadership politique fort, elles ont transformé des voies automobiles en pistes cyclables.
Mais ce besoin de leaders forts pour acter de tels changements soulève encore une fois la question du processus démocratique. Tout le monde sait que le vélo est bon pour la santé. Mais le vélo est controversé car les militants demandent des changements physiques de nos routes, souvent aux dépens de la voiture. Et les routes, c’est politique.
Katja Leyendecker,
Northumbria Université, Newcastle
Traduit par Charles Dassonville