Une expérience fortuite
Centre ville de Calais, début mai, un incendie oblige à neutraliser pendant plusieurs jours les feux du carrefour tout proche. La vidéo filmée un vendredi midi montre bien comment s’organise alors son franchissement. Qu’observe-t-on ?
- - Un carrefour pacifié ;
- - Nombre : 30 véhicules (bus, voitures, vélos) et piétons ont traversé ce carrefour, soit un toutes les deux secondes ;
- - Fluidité : quasiment pas d’attente, tous les véhicules passent sans presque devoir s’arrêter ;
- - Sécurité : baisse générale de la vitesse motorisée à l’approche du carrefour ;
- - Les piétons traversent sans hésiter.
Le carrefour fonctionne donc bien, on l’aborde avec calme. Cohabitation, empathie envers les autres usagers, responsabilité sont activées.
Nous sommes ici en zone 30. Officiellement, car rien ne le suggère. Ce feu ne devrait pas exister et l’expérience démontre qu’il est inutile.
Seconde vidéo une semaine après, même jour, même heure, même durée. Le feu a été remis en service, comme prévu. Constat :
- - Autant de véhicules/piétons sont passés (28), mais pas plus ! ;
- - Une vitesse plus élevée ;
- - L‘immobilisation dure plus longtemps, longues files d’attente ;
- - Gêne pour les riverains (bruit, pollution), à cause des véhicules en attente, surtout dans la petite rue Chanzy adjacente.
Ruser pour expérimenter et changer… si on a peur des réactions !
Pourquoi ne pas profiter des travaux et chantiers obligeant à modifier les circulations pour expérimenter à la fois un nouveau partage de la rue et son acceptabilité sociale ? Dans certaines villes, on crée même parfois de faux chantiers pour voir si par exemple, la suppression provisoire de stationnement peut être définitive. Une manière pour les élus de ne pas prendre l’opinion de front. D’ailleurs…
… y a-t-il vraiment des réactions négatives des usagers ? Rien n’est moins sûr. On ne le sait pas puisqu’on ne s’en préoccupe pas !
Cette expérience calaisienne grandeur nature, causée fortuitement, n’a pas servi. On a remis au plus vite le feu en fonction, sans se poser de questions. Pourquoi cependant conserver des feux inutiles, puisque même les automobilistes y trouvent leur compte !
Avec les feux, inventés en 1914 pour le confort des automobilistes, ceux-ci se sentent seuls au monde avec la loi pour eux. L’« onde verte » instaure un climat qui coupe les usagers les uns des autres en gérant la cohabitation à leur place, augmente la vitesse, diminue la vigilance et la tolérance à voir d’autres usagers occuper la rue. Les feux sont le plus souvent inefficaces, 8 piétons sur 10 ne les respectent pas(2).
Alors, pourquoi n’expérimente-t-on pas plus, à Calais comme ailleurs ?
A mon sens, pour deux raisons :
1– L’absence de confiance des décideurs (élus et techniciens) en la capacité de leurs concitoyens à respecter les autres usagers et le Code de la route (est-ce une projection de leur propre attitude sur les autres ?) ;
2– La nécessité de se mettre à couvert : on pense être mieux garant de la sécurité du citoyen en interdisant, ou en cadrant toujours plus sa place dans l’espace public, plutôt qu’en lui laissant une part de liberté, d’initiative, d’informel, de partage et de confrontation aux autres. On va ainsi dans le sens de la facilité et du moindre effort.
Le résultat, c’est aussi une catégorisation des usagers en groupes estimant avoir chacun plus de droits que les autres, transformant un espace normalement partagé en catalogue revendicatif : il faut un feu ici, un passage protégé là, une piste cyclable là…
Des expériences « phares » aux Pays-Bas et ailleurs : chute du nombre d’accidents
Drachten (50 000 habitants) a inventé il y a près de vingt ans déjà le concept de rue nue : toute signalisation a été supprimée ! Seule règle de fonctionnement : la priorité à droite.
Faire de l’automobiliste l’égal du piéton et du cycliste, offrir une cohabitation pacifique avec les autres modes de déplacement, obliger les gens à sortir de leur bulle = voiture, casque, téléphone…tels sont les objectifs de la « rue nue » ; les lieux de trafic redeviennent des lieux de rencontre.
Résultat : on est passé de huit accidents par an à un… sur les trois dernières années !
Ipswich (en Grande-Bretagne), Londres, Ostende (Belgique), des villes d’Allemagne et du Danemark ont profité d’un programme européen des années 2000 sur cette question et continuent leur expérience.
Philadelphie (USA, 1 500 000 habitants) a réduit de 25 % les accidents après avoir supprimé les feux inutiles.
Et en France ?
Nantes, Bordeaux, et bientôt Paris s’y attellent. Plus près de nous, à Abbeville, même si l’objectif était ici clairement d’améliorer… le flux de voitures, il ne reste qu’un seul feu tricolore… qui disparaîtra avant fin 2018 ! Les autres usagers en bénéficient néanmoins par la baisse automatique de la vitesse. Dunkerque est aussi sur la voie du partage dans son centre ville. Lille supprime des feux.
Si la France n’en est pas au niveau de maîtrise des pays du Nord sur ces questions, il y a tout de même des faits incontournables. Des études françaises du CEREMA montrent que les carrefours à feux sont les plus accidentogènes : 10 000 accidents, 150 morts, 1 500 blessés.
Plein d’arguments pesés, vérifiés, militent en faveur de la diminution du nombre de feux. Les élus n’y sont pas sensibles face aux demandes de « confort » réclamé par les automobilistes…
A Calais, on fait l’inverse, on rajoute des feux : Pont de Coulogne, et bientôt Planche Tournoire ? Inutile et coûteux.
Il ne s’agit pas de supprimer tous les feux, mais seulement ceux qui sont en zones 30 des centres villes, et ceux qui sont inutiles. Il faut changer d’approche, et expérimenter. L’enjeu, c’est l’apaisement de la circulation et la sécurisation des usagers non motorisés.
A Calais même, on a déjà supprimé des feux. L’expérience relatée montre qu’on peut aller beaucoup plus loin. En expérimentant
Et les personnes âgées ? Les malvoyants ? Les enfants ? Les personnes à mobilité réduite ?
A première vue, ils peuvent paraître sacrifiés par une telle mesure… si on considère que les mentalités automobilistes d’après les feux seront les mêmes qu’avant, et que les usagers sont incapables de s’adapter. Et tel n’est pas le cas, l’expérience le prouve.
Et puis, comment font les autres ?
Aux Pays-Bas, il n’y a pas d’enfants, de malvoyants, de PMR ? J’en doute ! Il y a sûrement des solutions. Demandons leur ! On en trouve déjà chez nous !
Christian Louchez
https://velobuscotedopale.wordpress.com
Association Partageons La Rue — Calais
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