« Cycling renaissance ». Voilà comment les Anglo-saxons appellent ce mouvement de reprise de la pratique du vélo dans les grandes villes de tous les pays développés. Mais comment démarre-t-il ? À quel rythme ? Et jusqu’où peut-il aller ? Les réponses à ces questions devraient redonner un peu d’espoir aux militants vélo confrontés chaque jour à l’inertie des élus, des techniciens et des populations.
Modérer la voiture pour relancer le vélo
L’histoire du vélo urbain depuis 120 ans nous enseigne que ce ne sont pas d’abord les aménagements cyclables qui permettent de relancer la pratique du vélo, mais les politiques de modération de la circulation automobile. Dans tous les pays du monde, les pistes cyclables ont d’abord été inventées pour libérer la chaussée des cyclistes qui l’encombrent et faire place aux automobilistes.
En milieu urbain, les aménagements cyclables ne sont vraiment favorables au vélo que s’ils ralentissent les voitures ou leur prennent de l’espace.
Les villes qui modèrent le trafic automobile – sa vitesse et son volume – peuvent le faire directement en réduisant la largeur des voies, en supprimant une file de circulation ou de stationnement, en limitant la vitesse autorisée (…) ou en créant sur la chaussée des bandes ou pistes cyclables, un couloir de bus, voire une ligne de tramway. C’est pourquoi les piétons et les usagers des transports publics sont des alliés objectifs des cyclistes, car tous ont le même intérêt : modérer le trafic automobile.
Aux États-Unis, après avoir presque disparu, la pratique du vélo revient
Les exemples de renaissance complète du vélo sont innombrables. À Paris intra muros, par exemple, la part modale du vélo (c’est à dire le nombre de déplacements à vélo sur l’ensemble des déplacements y compris à pied) était tombée à 0,2 % en 1976, elle est aujourd’hui de 5 % et au rythme actuel elle devrait atteindre 15 % avant 2030.
Aux États-Unis aussi, le vélo en ville revient de loin : après avoir presque partout disparu, il redémarre très fort dans de nombreuses villes.
En 1900, le pays le plus cycliste au monde était les États-Unis : 10 millions de vélos pour 76 millions d’habitants. Nous n’avons atteint ce ratio qu’en 1922.
Qui relance la pratique ? Des gens assez décalés
Les pionniers sont forcément des gens assez décalés, pour qui tout converge vers le vélo : ils sont à la fois peu argentés, assez écolos, indépendants, critiques à l’égard de la voiture et surtout très téméraires.
On y trouve des artistes ou des chercheurs qui explorent les nouvelles pratiques sociales, des enseignants contestataires, des militants soucieux du cadre de vie, des professions paramédicales curieuses d’explorer un autre rapport au corps…
Les hommes représentent au début jusqu’aux 3/4 des pratiquants puis les femmes s’y mettent progressivement et les villes les plus cyclistes arrivent à une quasi parité.
Pourquoi le processus s’emballe-t-il ?
La renaissance de la pratique du vélo suit toujours une courbe qui a globalement une forme en S : un démarrage assez lent, puis une montée bien plus rapide et enfin une décélération. Car plusieurs cercles vertueux s’installent.
D’abord le phénomène de sécurité par le nombre : on constate que plus les cyclistes sont nombreux, plus ils sont en sécurité, car mieux ils sont repérés dans le trafic par les automobilistes, plus ils ralentissent la circulation et plus ils bénéficient d’aménagements cyclables. Le réseau devient de plus en plus homogène, continu, étendu, rapide et sûr. Un réseau structurant de super pistes cyclables s’impose peu à peu sur les grands axes. L’urbanisme lui-même finit par s’y adapter.
Le club des cyclistes s’agrandit et ses membres se confortent mutuellement. Comme ce sont surtout d’anciens piétons ou d’anciens usagers des transports publics et peu d’automobilistes, ils accèdent soudain à une plus grande diversité de destinations : emplois, commerces, services, loisirs.
Enfin, les matériels ne cessent de se développer et les services associés de s’étoffer. Il devient plus facile d’acheter des vélos adaptés, légers, équipés, réparables, louables et que l’on peut stationner en sécurité. La portée moyenne des déplacements à vélo s’accroît jusqu’à doubler, notamment grâce aux vélos à assistance électrique. Même le tonus musculaire des cyclistes augmente avec une pratique plus fréquente.
Tous ces cercles vertueux se renforcent les uns les autres : le « système vélo » se reconstitue et devient d’une grande efficacité. Il apparaît de plus en plus naturel à la population de tous milieux, de toutes professions et de tous âges d’en faire partie. La croissance de la pratique devient alors irrésistible.
À quel rythme la pratique du vélo peut-elle augmenter ?
Pour mesurer correctement cette évolution, il faut adopter quelques règles simples. D’abord prendre un certain recul – au moins une dizaine d’années – pour réduire l’influence des facteurs conjoncturels. Ensuite, utiliser le taux de croissance annuel moyen pour pouvoir comparer les villes entre elles, sachant par exemple qu’un rythme de + 12 % par an correspond à un doublement en 6 ans. Enfin se fier plutôt aux enquêtes qu’aux comptages, car la méthodologie des unes est beaucoup plus solide que celle des autres. Mais on ne dispose souvent que de comptages.
Les résultats sont étonnants : la pratique du vélo peut croître à un rythme très élevé de l’ordre de 5 à 13 % par an, surtout dans la zone dense des grandes villes.
C’est là en effet qu’on trouve une mobilité résidentielle élevée, avec de nombreuses personnes seules et jeunes qui emménagent chaque année et prêtes à s’adapter à un contexte favorable : un trafic automobile ralenti et calmé, une voirie congestionnée avec de grandes artères dotées d’aménagements cyclables, des double-sens cyclables dans les rues à sens unique, des transports publics saturés et des distances moyennes à parcourir.
Jusqu’où la pratique peut-elle s’élever ?
Il existe à l’évidence de nombreux facteurs limitants qui peuvent cependant être tous plus ou moins traités : un relief important (comme à Brest ou à Nice) mais l’essor des vélos à assistance électrique (VAE) pourrait y remédier, des coupures urbaines (comme dans le Val de Marne) mais leur traitement systématique est possible, un réseau de transports publics très efficace (comme à Paris ou Lyon) mais la promiscuité dans des rames bondées peut dissuader beaucoup de monde. Bref, difficile de répondre à cette question.
Le cas de Copenhague laisse songeur. Alors que 35 % des déplacements y sont déjà réalisés à vélo (en 2015), la ville vise une part modale de 50 % en 2030 ! Est-ce possible ? Est-ce même souhaitable ?
On se contentera d’en conclure que partout la marge de progression reste énorme, à un coût raisonnable pour la collectivité comme pour les particuliers.
Périphéries et villes moyennes un jour concernées ?
Là encore, la réponse ne fait aucun doute, c’est oui. La diffusion est certes plus lente que dans les zones denses des grandes villes, car le contexte y est moins favorable. Mais elle se fera avec le renouvellement des générations, le resserrement des contraintes économiques, les nouveaux objectifs de santé publique et la nécessité d’améliorer le cadre de vie.
Auteur : Frédéric Héran, économiste et urbaniste, maître de conférences à l’Université de Lille 1
Photos : Creative commons
Une publication en collaboration avec Vélocité, la revue du cycliste au quotidien, éditée par la FUB. Extrait de Vélocité n°139 – janvier-février 2017.